FAUX-SEMBLANT

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25 / 06 / 2014
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FAUX-SEMBLANT

Je cours vers la sortie, la rue vite, ça continue la vie dehors, les voitures les klaxons les voix les coups de coude, je ne vois plus rien je n’entends plus rien, dans ma tête le film que je me visionnais dés que j’avais une minute à moi rien qu’à moi !

Neuf mois qu’il s’installe à la table près de la fenêtre, qu’il place autour de lui ses feuilles, ses post-it de couleurs, ses crayons aussi de couleurs différentes ça m’a fait sourire, comme un enfant qui voudrait colorier, ses gommes et deux gros cahiers, un pour coller les post-it l’autre qu’il noircit des phrases qu’il aligne.J’ai bien vu qu’il attendait d’abord d’avoir installé les petits papiers de couleurs, des fois il s’arrête puis il les change de place moi j’ai un bloc de ces penses-bête, je les mets sur mon frigo penser à la lessive au papier WC .
Il arrive en même temps que les ouvriers des usines de Billancourt qui s’arrêtent boire un petit blanc cul sec pour se donner le courage de passer encore une journée même chaîne mêmes gestes même chefs.
Et là il écrit, un bleu un vert un rouge aussi, les papiers parfois s’envolent quand la porte s’ouvre sur un nouvel arrivant, c’est même comme ça qu’on a fait connaissance j’ai voulu l’aider, on s’est cogné la tête.
Je venais de prendre mon service en salle. Moi je les connais tous, ceux qui passent par le bistrot.
Après le flux des ouvriers du petit matin, les habitués du quartier défilent, celui avec son chien, celle qui grelotte de solitude et qui se réchauffe à petites lampées de rhum qui durent jusqu’au soir, les coiffeuses du salon d’en face, celles qui ne me regardent pas quand elles demandent leur café, en général on me hèle,qui connaît mon nom ici ? Et les autres qui rient à pleine gorge qui se tapent sur l’épaule en se racontant des histoires de femmes moi je le sais qu’ils mentent leur femme je les connais et devant elles ils filent doux.
Tout ça c’est mon monde, j’en connais pas d’autre et puis il est arrivé..
Lui m’a dit «merci» pour les feuilles, m’a demandé mon prénom, j’ai bredouillé«Amandine», il m’a dit que ça m’allait bien, que je lui rappelais les gâteaux de sa grand-mère, que j’avais une voix douce et encore plein d’autres mots qui me fleurissaient l’intérieur, je sais pas dire autrement le bien que cela m’a fait, c’est lui l’écrivain moi j’en voyais un pour la première fois. Il a soupiré «j’essaie d’écrire un livre» j’ai rigolé un peu «sur un bistrot?» il a répondu «sur les gens, sur ce qu’ils disent d’eux sans s’en rendre compte, sur vous aussi et sur moi au milieu de vous tous, sur moi qui suis un peu aveugle». J’ai pas vraiment compris de quoi parlait son livre mais de m’imaginer dedans, ça m’a chamboulé le cœur et l’âme.
Alors tous ces mois je l’ai veillé, j’ai fait bien attention à ce qu’on ne l’embête pas.
Au début les autres ils le regardaient en se moquant, en coin, comme ils font toujours, quelqu’un qui écrit toute la journée face à eux qui soulèvent les quartiers de bœuf qui montent les sacs de ciments sur les échafaudages ; eux, ce sont les vrais hommes.
Même les coiffeuses s’y sont mises mais elles c’était plutôt des rires de poitrine, des voix haut-perchées droit sur lui lui comme dans une bulle hors du monde annotant ses fiches. Il n’y a que moi qui vient m’asseoir du bout des fesses à ma pause à sa table , il me parle, il me raconte des univers que je ne connais pas mais sa voix est comme du miel et il me voit lui, est ce ça exister?
Hier il m’a donné une invitation pour une dédicace, son livre est édité, il en a éparpillé aussi sur le bar pour ceux qui voudraient venir.J’en ai fait disparaître plusieurs, pas les coiffeuses, non.
J’ai demandé ma journée au patron, j’avais des ailes, je la désirais tant j’ai trouvé les bons mots ,je crois que j’en connais de plus en plus, alors même un jour de marché il a dit oui.
Ce matin je suis allée chez la coiffeuse, pas celle du quartier bien sur ,en me regardant dans ma glace je me suis pas reconnue, j’ai maquillé mes yeux vivants étincelants d’un vieux mascara oublié dans un tiroir les cils un peu paquet-collés, j’ai rougi mes lèvres comme ma mère faisait les dimanches j’ai mis la belle robe que je ne porte jamais et je suis là ,dans la file devant la librairie, j’attends mon tour.
Dans la vitrine son livre. Le titre, j’ai été obligé de le lire dans ma tête plusieurs fois, j’ai pas compris ce que ça voulait dire du bistrot mais tout ce qu’il dit a un sens, tout, alors je me dis que j’ai le temps devant moi pour apprendre; ça y est c’est à moi. J’ai bien vu comment il fallait faire. Il lève la tête, on lui dit son nom et il écrit un petit mot d’un stylo noir que je ne connais pas. Pour moi il prendra peut être un crayon de couleur, c’est quoi ces idées bizarres sous mon crâne, il me regarde enfin: «oui, bonjour, votre prénom ?»
J’ai plus de voix, je suis redevenue muette. Il a insisté « Alors ? dites-moi».

Voilà je suis dehors, j’ai poussé la porte les yeux noircis, le mascara dégoulinant, on m’a regardée comme une toquée.
Les rires derrière moi, je cours je traverse la honte, le camion, je le vois trop tard.

Dans la librairie désertée à cause de l’accident, l’écrivain est triste. Elle n’est pas venue. Pourtant tous ces mois à ses côtés et où il avait fini par se dire que ça pourrait être Elle.
Elle qui l’avait aidé, Elle qui l’aiderait encore maintenant qu’un nom avait été posé sur son trouble : Prosopagnosie. Avec Elle il lui semblait facile d’avouer que pour lui tous les visages se mêlaient en une même et indistincte forme , comme ce jour où il avait confondu l’homme au chien avec un de ses copains ,simplement parce qu’au bout de la laisse il y avait le même chien. Elle en avais ri en le reprenant gentiment.
Ça et plein d’autres détails qui se bousculent maintenant lui confirment à présent que c’est bien Elle. Il retournera au café dés ce soir .
Au carrefour l’ambulance repart, les gens se désagrègent avec des têtes sombres .
Ce carrefour est dangereux et personne n’y fait rien.
Mai 2014 – Orteil d’Or – Cécile Gibier

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