L’Or de la ruelle

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07 / 03 / 2014
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Les rues Haute et Basse Perrières sont deux vieilles rues d’Auxerre. Elles doivent leur nom à de très anciennes carrières situées sur le haut de la place Robillard, place qui fut en son temps un très ancien cimetière. Des travaux d’agrandissement du vieux Crédit Agricole l’ont prouvé.

Ces deux rues séparées par une altitude de 15 mètres communiquaient à leurs extrémités par des tournants assez rudes et mal disposés. De plus elles étaient unies par la Ruelle du Conduit qui existe encore, mais qui n’est plus que l’ombre douceâtre de ce qu’elle fut. Qu’on imagine un étroit canyon, où s’appuyaient les deux bras écartés, au sol monstrueux et convulsif de blocs ferrugineux entassés, parcourus de fissures béantes et de crevasses puantes. C’était le chaos primitif, le tohu bohu que la Bible n’évoque que craintivement.

Pour le bourgeois prudent, c’était gravir une pente de pièges entassés. Le descendre, c’était affronter le Shéol, celui qui, d’une brève poussée, envoie vers les Horreurs inférieures.

C’était un cheminement hardi pour l’homme audacieux. La ruelle était humide et le gel n’hésitait pas à joindre son audace et à convier au trépas.

Pour nos 10-12 ans, la Ruelle du Conduit était la gloire. En 5 minutes, elle économisait 35 minutes de trajet. Nous en connaissions chaque relief, chaque ressaut, chaque piège. La moindre embûche nous était un délice, le tord-pied le plus sournois un agrément familier. Oh les courses ! Oh les défis, les glissades sur les monstres rouillés, les chutes dans les recoins nauséabonds !

La Ruelle du Conduit n’avait qu’une habitante : Marie dont le nom m’échappe, mais qui avait plusieurs surnoms : la Clocharde, bien sûr, car elle hantait un des plus ténébreux recoins de la ruelle qu’une lucarne éclairait vaguement à son extrémité, mais plus communément Marie-pisse-debout, pour les garnements de l’école du Temple, en raison des habitudes hygiéniques qu’elle pratiquait au vu et au su des rares et prudents amateurs de raccourcis.

À quelques centaines de mètres, se déployait rue Marcellin Berthelot, le parc des Rapeneau.

Famille de gens riches, très riches, cinéastes réputés qui faisaient les gros titres de la presse parisienne. Ce parc, entrevu des hauteurs de la statue de Davout, était immense, peuplé de créatures que l’on contemplait de loin, comme les moujiks contemplaient leurs Boyards. S’y tenaient des réunions fabuleuses, des rencontres inouïes, des colloques à d’insensés niveaux.

À quelques temps de là, le bruit courut que les Rapeneau venaient de perdre un bijou d’une grande valeur : une broche en or, disait-on. Cela fit quelque bruit dans le quartier. Une récompense n’avait pas été promise, mais la chose allait de soi.

J’avais pour habitude de monter très tôt dans la Ruelle du Conduit, car elle me conduisait tout droit chez Christian Boblin, mon meilleur ami. (qui devait mourir l’année suivante dans une des grottes d’Arcy). En montant la ruelle, mon regard fut attiré par un objet brillant, cloué sur une vague porte. C’était à l’évidence « la Chose », la broche avidement recherchée partout et par tous, depuis des jours. Un bijou d’or assez épais que je détachai sans peine. Une sorte de gros scarabée surmonté d’un cercle à peine ébréché.

Je n’y entendais pas grand chose, mais cela me sembla un bijou égyptien. Il était lourd, je ne connaissais pas la densité de l’or, mais son poids dans ma main me parut insolite.

Que faire ? Le rendre à Marie, bien sûr, puisqu’elle l’avait installé sur sa porte à la merci de tout le monde. Dans quel but ? Religion, superstition, coutume insolite ?

Je frappai à la porte. Mais à la grâce Divine (elle ne quittait l’église de St Eusèbe que le soir), elle joignait un généreux usage du vin et ne s’éveillait qu’à midi.

Il me fallut trois jours pour me décider.

Pétri d’angoisse, je me rendis chez les Rapeneau où, après quelques instants de crainte, on m’ouvrit.

  • J’ai retrouvé la chose perdue. Articulais-je avec peine devant une sorte de domestique.

On me fit entrer, on m’installa devant une flambée de sarments. On m’offrit un verre que je pris pour du thé, et c’était du whisky, et du coup tout changea, tout s’anoblit, tout se sublima.

Moi seul avait trouvé la chose, en avait évalué l’importance et le prix. Je me sentais chez moi, entouré de meubles précieux et de tableaux sublimes.

J’avais espéré une récompense.

Rien que ce feu de bois et ce liquide, plein de feu lui aussi.

Je n’eus de gratification que celle d’être salué par ce cercle illustre à la messe du Dimanche.

Marie disparut de sa ruelle. Sans doute est elle allée pisser parmi les étoiles.

Il y a quelques mois, j’empruntais la Ruelle du Conduit, par souvenir, par atavisme…

Horreur ! Une municipalité impie avait remplacé le sol par du goudron et garni les murs de rampes irrémédiables !

Vanitas vanitatum dixit Eclesiastes, vanitas vanitatum et omnia vanitas…

Février 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

1 Commentaire

  • Pezennec Denise

    Vous avez l’art de décrire et de faire vivre, Jean-Jacques Votre raccourci, on y est avec vous, on fait attention à la place où poser ses pieds, on approche son unique habitante. Une fois de plus « BRAVO » et merci. Vous me donnez envie de me remettre à peindre .

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