Toto a bu le lait

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29 / 01 / 2014
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Toto a bu le lait

C’était à Courson les Carrières où nous possédions une humble maison. En août 1944, ou plutôt en 1945 puisque mon père, d’ordinaire si taciturne, ne cessait d’éviter vieux meubles et piles de linge crasseux pour, les bras au ciel, louer l’esprit humain qui, avec quelques kilos de métal rare, venait d’envoyer 200 000 nippons dans un monde à l’évidence meilleur. Tout y passait : il n’évoquait pas Prométhée dont le supplice et l’intervention salvatrice d’Hercule était assez mal connus à Courson les Carrières, mais parlait des forces inouïes qu’allumaient les brasiers du soleil et des étoiles.

L’été déversait sur le village aux rues non goudronnées son immense plénitude et chaque fois qu’un gazogène poussif s’y risquait, une épaisse et blanche poussière s’élevait jusqu’aux toits.

L’été dominait tout, poussait partout ses rayons victorieux. Même l’étroite fenêtre barrée de l’ étai oblique qui en assurait la fermeture, l’obstruant à moitié et couvrant une crasse que ma mère – qui haïssait ma tante – tenait pour séculaire, devenait sous l’ardente virulence du soleil, vaguement transparente.

J’avais deux tantes : la Terrible qui tenait l’harmonium à l’église et y chantait la messe des anges d’une voix chevrotante, mais puissante, et qui, ancienne institutrice tonnait encore d’inflexibles dictées sans le secours de lunettes et tramait de prodigieuses broderies que ma mère, malgré une haine viscérale allait bon gré mal gré jusqu’à trouver belles.

L’autre tante, la Sourde, elle aussi vieille fille, s’était incrustée comme un mollusque marin dans une niche creusée entre un harmonium dont je n’entendis jamais sortir un son et l’inévitable pile de linge sale qui en couvrait le couvercle. Seules les trompettes du jugement dernier auraient pu la faire bouger de là.

 

Des hauteurs du ciel bleu,la chaleur abaissait ses stupeurs et par degrés le silence imposait ses longues accalmies. Soudain ma tante, la Terrible, se dresse d’un bond fulgurant.

  • Regardez ! Regardez ! Toto a bu le lait ! Oh mon Dieu ! Toto a encore bu le lait ! Ma sœur, ma sœur, Toto a encore bu le lait !

Il en aurait fallu bien plus pour tirer la Sourde de sa prison de silence. Ma tante la Terrible fonce alors sur elle, lui fait des signes, griffonne sur ses mains parcheminées, et voici que la Sourde se rue comme tout le monde sur la vitre incrustée de crasse.

Hé oui, c’était Toto. Son immense silhouette s’inscrivait à l’orée blanchâtre du faubourg. Du Nord au Sud, du Ponant au Levant, du Zénith au Nadir, ses longues jambes, surmontées de bras immenses mesuraient, palpaient l’espace pulvérulent. Toto semblait n’avoir ni chair ni muscles, que des os démesurés noués comme des sarments et doués cependant d’une force incroyable. On parlait avec un peu d’effroi de souches arrachées avec leurs racines à la glèbe tenace, de pierres énormes déplacées sans effort. Cet assemblage incongru d’os énormes était surmonté d’une petite tête chauve extraordinairement mobile qui pouvait s’orienter, comme celle de la mante religieuse dans toutes les directions de l’espace.

Pourtant ce n’était pas là le comble de l’aboutissement du personnage.

Les yeux de Toto étaient vairons. Cette particularité jamais signalée dans le passé du village était à l’origine d’infinies rumeurs.

Le Diable, bien sûr était généralement supposé être l’auteur de cette incroyable disgrâce. Certains, citant saint Matthieu, y voyaient pourtant l’infinie bonté du Christ, pour les pauvres en esprit. Quelques rares mécréants en faisaient le résultat des monstrueuses transhumances qui venaient de secouer et d’ensanglanter l’Europe, et même le monde entier.

De toute évidence Toto avait bu le lait, et cela me plongeait dans un océan de perplexité. Il semblait secoué par d’étranges ressorts, rendant immenses ses enjambées démesurées. Il lançait vers le ciel ses mains tordues de rhumatismes et crasseuses de tous les égouts.

De sa bouche, gardée par de noirs chicots, sortaient d’étranges mélopées et un luisant filet de bave s’enroulait sur ses joues grises.Tout son visage éclatait d’une joie primitive et sauvage.

En cette fin de guerre, la France manquait de tout et singulièrement de denrées alimentaires.

On voyait sur les murs et jusque dans les écoles des affichettes proclamer que dans un litre de vin on pouvait trouver trois beefsteaks, deux gros pains et un kilo de nouilles.

Monsieur Ramadier, inspiré par la muse social-démocrate avait avancé une idée inouïe, salvatrice :

nos vaches avaient survécu, nos prairies étaient grasses, nos cultivateurs déjà enrichis par le marché noir ne refuseraient pas un petit supplément. Pourquoi, dans nos écoles obligatoires, ne pas rendre obligatoire lui aussi, le lait que, comme le vin, nous avions en abondance.

Dès lors, dans chaque école retentissait les immondes bidons de lait, quand sonnait l’heure redoutée.

J’avais ça en horreur : en horreur ce liquide tiède et doucereux dont le maître inflexible surveillait la boisson. Oh, l’odieuse cérémonie, le hideux moment où il convenait de se ruer aux chiottes pour vomir sans bruit.

Par quelle aberration Toto pouvait-il manifester une joie primordiale après avoir bu le lait ?

La solution me fut donnée par un ancien qui puait fort du haut de chausse mais parlait clair.

La prodigieuse vigueur osseuse de Toto le rendait utile pour emmener le lait des fermes à la coopérative qui le centralisait. Là, il organisait une prodigieuse alchimie. Mieux que le Christ aux noces de Cana, il opérait un miracle complexe (c’est un euphémisme, une litote).

Le lait été changé en argent. Avec cet argent Toto se rendait chez Chocat (lieu que ma tante évoquait comme Dante évoque le septième cercle de l’Enfer). Là ces billets, encore je crois à l’effigie du Maréchal Pétain, étaient changés en vin.

Je ne sais si la Justice Immanente ou tout simplement le sens de l’observation de ses employeurs vint mettre un terme aux exploits de Toto qui ne faisait en somme que de mettre en pratique les affiches omniprésentes qui voyaient dans le vin la panacée capable de nous tirer à tout jamais des affres des Restrictions.

Toto disparut en 1946. Toto n’était pas son nom, et la paix des cimetières jeta sur sa fin une ombre pudique.

Janvier 2014 – Fragments – Jean Jacques L.

1 Commentaire

  • Pezennec Denise

    Jean-jacques, que de vie dans votre évocation!J’en aime les descriptions riches de sensations.On sent la chaleur qui fait suffoquer le village. Les portraits sont évocateurs et précis, des images originales et fortes. Les deux tantes imposent leur présence même muette.Quant à Toto, une caricature de silhouette qui nous le rend palpable et sympathique. Comme il croyait bien faire! Franchement, j’adore.Par contre, comme vous je déteste le lait chaud et crémeux sorti du pis des vaches que j’ai connu à l’époque que vous faites revivre si bien, Bravo, j’en retrouve le goût dans ma bouche…..

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