Une rencontre imprévue

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11 / 10 / 2013
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               Depuis combien de temps Marcel est-il dans cette salle d’attente? Depuis combien de temps il est dans la salle d’attente de sa vie d’ailleurs , rumine-t-il, tout en parcourant les lieux d’un regard morne. C’est une salle d’attente comme on en voit dans tous les hôpitaux et les cliniques ou les laboratoires d’analyses médicales. C’est une pièce assez vaste avec des rangées de sièges disposés en quinconce comme dans les aéroports. Chaque groupe de rangée est destiné à un spécialiste médical différent. Les sièges sont apparemment confortables avec une forme arrondie qui épouse le corps. Ils sont peints d’une couleur vive pour tenter d’égayer l’ambiance mais ils sont en métal ajouré et quand on reste assis longtemps on garde la marque des trous sur la peau. Une fois déshabillé on découvre avec stupeur des taches sur son corps , et on a un instant de panique. Mais cela ne lui arrive plus très souvent à présent à Marcel de céder à la panique. Sur les murs il y a des affiches scotchées en désordre qui prodiguent des recommandations. Désabusé Marcel détaille les conseils donnés pour rester un bon citoyen respectant les règles d’hygiène et d’économie de la santé. On ne peut pas se prévenir contre tout , n’est ce pas, grommelle-t-il surtout lorsque l’imprévu se présente à vous.. Il apprend que le monoxyde de carbone concerne tout le monde et que les bons gestes de prévention aussi. Cela lui rappelle que sa chaudière n’a pas été révisée depuis longtemps – ce plombier qui ne vient jamais- va-t-on le découvrir un jour mort dans son lit, le doute du suicide planant pour les générations suivantes? Il continue de parcourir les affiches : en période de canicule ou de forte chaleur il est conseillé de mouiller sa peau plusieurs fois par jour tout en assurant une légère ventilation. Il ne se sent tout de même pas encore assez âgé pour prendre cette précaution bien qu’il ait parfois la désagréable sensation d’être plus prêt de l’autre rive lors de la traversée de la rivière Existence. Il aime l’allégorie du fleuve qu’on essaye de passer cahin-caha en luttant contre les courants qui tentent de vous entraîner vers une cataracte terrifiante. Sur un autre mur la traditionnelle campagne anti-tabac vous annonce qu’une intervention chirurgicale a plus de chances de réussite sans fumer. Évidemment il n’a toujours pas réussi à supprimer ses trois cigarettes quotidiennes et en fait il n’en perçoit pas vraiment la dangerosité. Il a fait la réflexion à son généraliste qui lui a répondu par un froncement de sourcils. L’intoxication est décidément tenace car lorsqu’il essaye de s’abstenir une journée entière il ressent comme une angoisse qui lui serre la poitrine. De quoi accréditer la rumeur que les cigarettiers introduisent des substances mêlées au tabac pour renforcer l’addiction. A moins qu’il ne souffre comme son père d’angine de poitrine, terme dont il n’a jamais su ce qu’il signifiait vraiment. Mal à la gorge ou maladie du cœur? Marcel n’a toujours pas éteint son portable comme on le lui a enjoint sur une autre affiche mais personne ne l’appelle de toute façon. Et il pense au plaisir défendu de la fumée qu’il inhale, à Carmen la gitane, la belle cigarière qui danse pour son torero et il lui vient en mémoire quelques notes du célèbre opéra.

La danse, c’est aussi la passion de Marcel, depuis son divorce. Marcel ne vit plus que pour le tango depuis que sa femme Victorine l’a quitté il y a trois ans. Et il pense à cette autre femme qui a fait irruption récemment dans sa vie le soir d’un milonga, ce petit bal qu’il fréquente régulièrement. Il cherchait une partenaire et elle est apparue dans toute sa beauté sombre et altière. « Mais si je t’aime prends garde à toi », se prend-il à chantonner en reprenant la fameuse aria «  l’amour est un oiseau rebelle ». Marcel soupire en pensant que lui n’a pas pris garde. Il attend et broie du noir et pour tromper l’ennui ou pour oublier le stress il observe les autres patients. Il y a plusieurs couples qui attendent là dans cette salle d’attente. Les femmes sont enceintes à en croire la protubérance de leur bas ventre manifestement sans rapport avec un excès d’adiposité. Les parturientes paraissent heureuses de leur sort et affichent un air béat. Leurs compagnons ne semblent pas partager la même félicité , l’un parait dormir la tête renversée sur son siège tandis que l’autre s’acharne sur son téléphone. Ses pouces font une gymnastique frénétique sur le clavier pour on ne sait quel message important le mettant hors du monde. Les femmes ne semblent pas s’en offusquer et leur portent même des regards attendris, prêtes à tout pardonner au cher géniteur. Marcel n’a pas d’enfant. Personne à consoler de la rupture de son couple. Cet enfant qui n’est pas venu n’aurait peut-être pas changé grand-chose. Ou bien il aurait compliqué encore plus les choses. Marcel rêvasse et pense à ce qui a fait basculer sa vie il y a quelques mois. Flash-back encore une fois, tant pis pour le spleen et la désagréable sensation de cœur serré comme par une main cruelle. C’est le plein été, sur la petite place du quartier où il regarde les autres tanguéros virevolter sur la piste. Ils dansent les yeux dans les yeux mais les paupières baissées laissant juste assez d’ouverture pour évaluer l’espace possible de déplacement. Parfois joue contre joue. Cheek to cheek. Comme les divins Fred Astaire et Ginger Rogers dont il revoit les films en noir et blanc sans se lasser pendant ses nuits de la même couleur. Il n’a pas encore trouvé ce soir là l’âme- soeur avec qui échanger le regard de connivence. Celui qui indique l’accord pour se diriger l’un vers l’autre selon le protocole du tango . Et puis elle est arrivée , elle s’est assise juste en face de lui, de l’autre côté de la salle. Quelques battements de ses cils ont suffi pour me faire battre le cœur pense Marcel avec amusement. Il l’a regardée, d’abord en catimini, intimidé par son allure magnifique avec ses grands cheveux noirs bouclés liés par un cordon en velours rouge de la même couleur que sa robe, ses yeux foncés brillants et rieurs et sa bouche si bien ourlée et un peu boudeuse, sa peau si claire. Elle a fini elle aussi par le regarder, elle lui sourit. Incrédule il se demande si elle ne regarde pas quelqu’un d’autre, hésitant presque à se retourner vers un partenaire qu’elle aurait choisi derrière lui.  Puis débute La Cumparsita, une de ses valses préférées. Le bandonéon nostalgique se relaye avec le violon qui pleure et qui rythme la danse avec des pizzicati. Comme dans un rêve elle a hoché la tête et s’étant ainsi déclarée, ils se sont élancés l’un vers l’autre. Frissons dès l’abrazzo, le premier contact des danseurs. Rapidement ils ont une sensation de bien être, d’entente instinctive. Leur complicité est immédiate. Sa partenaire est assez grande si bien que sa taille est parfaitement accordée à la sienne, bien qu’elle ne porte pas de talons hauts, il s’en est aperçu plus tard. Sa nuque est fine et gracieuse. Sa marche est souple et détendue, elle est confiante, accueillante, sa poitrine contre la sienne. Dès le début elle est à l’écoute parfaite de ses pas dans les siens. Ils se sont rapidement fondus l’un dans l’autre, les lèvres entrouvertes, les souffles chauds de leurs bouches si proches -parfois trop proches- c’est délicieux , magique , comme tombé du ciel. Une harmonie inexplicable les a abandonné l’un contre l’autre. La jambe de la femme frôle celle de l’homme, sa cuisse presse sa hanche. Ils se délectent sans que l’assistance ne se doute de rien. C’est seulement une série de valses mais elle dure des heures , une éternité. Mais il faut songer à se séparer, rompre la voluptueuse étreinte. Retourner s’asseoir et reprendre son souffle.

Après s’être laissés bercer par la vague de la musique où il n’y avait rien à dire, sentir uniquement, ils se sont retrouvés à l’écart. Et ils se sont mis à parler, chacun de soi et puis de tout et de rien. Ils ont marché et se sont retrouvés devant chez lui sans savoir pourquoi ni comment. La jeune femme s’appelle Veronica et vient d’Amérique du sud. On rentre pour boire un dernier verre. On met un dernier disque pour retrouver le trouble de la musique et des corps.

 C’est le don du sang trois mois plus tard. Marcel en a pris l’habitude une ou deux fois par an lorsque le camion du centre de transfusion passe dans l’entreprise où il travaille, son groupe sanguin est rare. Une fois son devoir accompli, l’infirmière lui dit avec un air bizarre que le médecin de service désire le voir avant de partir. Il connaît bien ce médecin qui le fait rentrer dans son bureau. Habituellement affable, celui-ci se met à le regarder avec un air sérieux. Il y a un problème lui dit-il les yeux dans les yeux. Il lui demande s’il se sent fatigué depuis quelque temps ou bien s’il a eu de la fièvre. Marcel fait non faiblement de la tête tout en sentant l’angoisse l’envahir. Il se dit qu’il a peut-être une anémie, ou même une leucémie. Non il s’agit plutôt d’un virus répond le médecin mais nous devons faire un contrôle pour le vérifier. Marcel, avez-vous eu un rapport sexuel non protégé récemment lui demande-t-il finalement. Avez-vous fait une rencontre imprévue Marcel ?

  Ce soir-là le désir de Marcel et de Véronica ne se contrôle pas. Depuis le départ de Victorine, Marcel ne sait plus ce qu’est le corps d’une femme amoureuse. Ce soir-là Véronica s’offre à lui en repoussant les limites que la danse impose habituellement. Ce soir-là Marcel découvre la finesse d’une peau qu’il ne connaît pas. Ce soir-là il s’enivre de l’odeur d’une nuque parfumée et moite. Ce soir-là Véronica le transporte vers un territoire inconnu avec le goût de ses seins, la douceur de ses hanches, la chaleur de son ventre. Ce soir-là il redécouvre le bonheur de vivre. Ce soir-là Marcel n’a pas mis de préservatif. Ce soir-là rien n’était prévu. Ce soir-là Marcel a pu oublier Victorine.

Le lendemain matin Marcel se réveille, il est tout seul, Véronica a laissé un message . Je dois partir dans mon pays. Je reviendrai bientôt. N’essaye pas de me joindre , c’est moi qui t’appellerai. Je t’aime.

 La salle d’attente s’est vidée et Marcel attend toujours le verdict. Depuis trois mois il absorbe consciencieusement quatre gélules jaunes, deux bleues et une rouge sans ressentir le moindre effet secondaire. Il se demande si on ne lui a pas donné un placebo pour l’inclure dans une de ces fameuses études en double aveugle destinées à tester les nouveaux médicaments. Double aveugle il peut dire qu’il l’a été en ne voyant pas que Victorine s’éloignait de lui et que Véronica était peut-être une aventure sans lendemain. Mais maintenant il n’est plus vraiment seul avec ce foutu virus contre lequel il faudra bien lutter.

La charge virale est négative. Dans le bureau du médecin Marcel met un moment à comprendre. A comprendre qu’il ne va pas pas bientôt mourir. Le traitement est efficace et il peut envisager l’avenir. On lui demande s’il a d’autres questions.

Je voudrais avoir un enfant dit Marcel.

octobre 2013 – Nouvelles -Didier Laurens

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