Le voyageur
Le voyageur.
Je m’appelle Louis. Je suis le factotum de l’hôtel du Cheval Blanc à la Croix de l’Abbesse. Autrement dit, l’homme à tout faire. Et il y a toujours un travail qui ne peut attendre.
Refaire les clôtures du pacage, panser le cheval, couper le bois, réparer un robinet qui fuit, désengorger les gouttières encombrées par les feuilles mortes. On compte aussi sur moi pour les travaux de peinture… De plus, je fais la plonge et le ménage quand Jeanne est de sortie. Le pire pour moi c’est de « faire les vitres » comme dit la patronne. (C’est dans mes attributions.) Et ça revient souvent, dans ce pays où il pleut beaucoup.
Je suis ici depuis une bonne dizaine d’années. C’est dire si j’en ai vu passer des clients. Mais celui-là…
Il est arrivé ce 18 mai, par la diligence. Il faisait nuit noire. A la lumière de la lampe que tenait Jeanne, j’ai cru entrevoir un géant. D’un geste de la main il a signifié au cocher de descendre ses bagages sans plus attendre. Deux énormes malles. Mais défense de toucher au sac qu’il s’est empressé de caler sous un bras. Dans le noir, avec le cocher, j’ai monté les malles dans sa chambre. Enfin, pas tout à fait : un grognement nous a fait comprendre de tout laisser devant la porte. Bizarre…Vous ne trouvez pas ça bizarre ? J’ai tout de suite eu comme un mauvais pressentiment.
Je l’ai vu le lendemain matin quand j’ai apporté le petit déjeuner. J’ai posé le plateau sur la table puis j’ai tiré le rideau. Il était encore au lit. Il émit une sorte d’aboiement qui m’ordonnait de déguerpir mais avant de fermer la porte derrière moi j’ai pu voir sa tête qui dépassait du drap. Une tête ?…Une sorte de casque de cuir recouvrait son front, son crâne et la nuque. Des yeux fixes comme des billes de verre. Une balafre faisait une grosse virgule sur sa joue droite. Une vision de cauchemar…
Il fut convenu qu’il prendrait tous ses repas dans sa chambre. La patronne, jugeant qu’elle risquait d’être perturbée par la vue de cet inquiétant personnage, avait dispensé Jeanne de le servir. C’est donc moi qui fus chargé de lui monter ses repas, de desservir, apporter l’eau chaude pour la toilette, entretenir la chambre.
On me croyait solide, inébranlable. En réalité, je prenais mon service chaque matin la peur au ventre, après une nuit agitée de cauchemars. Dans le noir j’entendais sa voix ou plutôt ses aboiements qui voulaient dire « dehors ! », son regard glacial me poursuivait.
Combien de temps allait-il rester ?
Je perdais le sommeil et je sentis certains jours la raison m’abandonner. Dans l’écurie je croyais le voir surgir de l’ombre et me menacer. Souvent il me surprenait dans mon travail quotidien. Je dus convenir que j’avais des hallucinations. Les jours passant, je sentais la folie me gagner et l’idée du suicide me taraudait.
Mes nuits devinrent de plus en plus agitées. Dans mes rêves j’entendais le rire de Jeanne. Jeanne la taquine. Jeanne la mutine.
Jeanne la coquine aussi… Je savais qu’elle était parfois « très gentille » avec des Messieurs et j’enrageais.
Je faisais semblant de la croire quand elle me disait que bientôt on partirait de ce trou où elle avait toujours froid. Qu’on ferait la nique à cette vieille bique qui nous exploitait. Exigeante, jamais contente. Tout sourires avec les clients et capable de toutes les bassesses. Je me prenais à rêver avec Jeanne,
Jeanne la câline.
Et puis, une nuit, ce cri…
Jeanne ?
Au matin on a remonté son corps du puits.
J’ai quitté l’hôtel du Cheval Blanc mais les cauchemars m’ont suivi. Le monstrueux client revient me menacer. Il y a aussi le rire de Jeanne. Et ce cri…
Je crois qu’il m’habitera à jamais.
05 décembre 2012 – Textes courts – la Loutte
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