Le Secret des Pieds-nus ? selon Sylvie…
Consigne : C’était au beau milieu de notre tragédie
Depuis quelque temps, on ne savait pas pourquoi, la tragédie avait lieu chaque mardi soir, pendant l’atelier d’écriture.
Au début de la séance, l’animateur de l’atelier sortait les consignes d’écriture de son cartable et, avec sa bonhomie et sa patience habituelles, il nous les distribuait. Deux minutes, à peine, nous suffisaient pour les lire et nous rendre compte qu’elles étaient trop difficiles à faire.
A partir de là, tout dérapait.
C’était à celui qui râlerait, protesterait, se révolterait. C’était à celui qui utiliserait les arguments les plus tordus, ainsi que la plus authentique mauvaise foi, pour remettre en cause ces satanées consignes et tenter d’y échapper. D’un bout à l’autre de la pièce, ça piaillait, ça caquetait à qui mieux-mieux et tout le monde était convaincu d’avoir raison.
Certains n’hésitaient pas à grimper sur leur chaise en poussant des espèces de rugissements, pour essayer d’intimider l’animateur. Certains en profitaient pour se rouler par terre, en gesticulant dans tous les sens et en criant : « C’est infaisable !… C’est infaisable !… On n’aura jamais assez de temps !… »
Alors que d’autres restaient assis, muets, découragés, abattus, la tête complètement vide devant leur cahier… Ils n’avaient pas l’ombre d’un début d’idée et ils savaient que, de toute façon, ils n’arriveraient jamais à aligner trois mots.
C’était un charivari incroyable. On était dans la quatrième dimension.
L’un d’entre nous suggérait alors : « Et si on grignotait un petit en-cas avant de se mettre à écrire ?… »
Terrines aux oignons, pâtés aux lardons et aux graillons, jambonneaux panés, confits d’oie, saucissons de Lyon, jarrets farcis à la couenne ainsi qu’une cohorte de bonnes bouteilles étaient aussitôt amenés sur la table. Le tout accompagné du fameux pain d’épices, entièrement naturel, préparé par l’animateur.
On mangeait, on buvait, on trinquait et peu à peu les gosiers se desserraient et les sourires revenaient. On picorait dans les plats, dans l’assiette du voisin, et tout en se poussant du coude, on renversait deux ou trois verres sur ces pages blanches qui occasionnaient tant d’angoisse.
On avait les mains poisseuses, les cheveux qui commençaient à graisser, l’œil trouble, la figure rougeaude et échauffée… Tant et si bien qu’on ne savait plus trop pourquoi on était venus là.
A ce moment là, l’animateur, qui depuis le début n’avait pas perdu une once de son flegme, faisait remarquer : « Ah, ça y est, ça va mieux, plus personne ne couine… ».
En effet, autour de la table, l’ambiance était redevenue sereine. Bizarrement, plus personne ne couinait. La tentative d’insurrection était oubliée. Les insurgés avaient été matés sans même que l’animateur ait eu à lever le petit doigt.
Contre toute attente, les râleurs et les découragés, de tout à l’heure, prenaient enfin leur stylo en main, et, avec le sérieux et la docilité de véritables moines, ils se mettaient à gratter leurs feuilles dans un silence impressionnant de scriptorium.
Tragédie et comédie, appréhension et passion, chaque mardi soir, il y avait un peu de tout ça.
Mais il y avait surtout un mystérieux mélange d’épices, « fait maison », dont la recette était tenue secrète, très secrète…
Qui se serait méfié d’un simple pain d’épices, dans un plat en faïence blanche ?…
10 avril 2012- textes courts -Sylvie Antoniw
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