C’est trop compliqué d’être un homme
C’est trop compliqué d’être un homme. C’est mon père qui répétait cela en boucle : en partant chaque matin , en rentrant du travail avant de s’installer à table, en allant au café le samedi, la table à peine débarrassée, le dimanche en revenant de la chasse. Il le disait avec un petit air contrit, comme si c’était une excuse suffisante. C’était au-dessus de ses forces, il ne pouvait pas, en plus, jouer avec moi, arriver à l’heure à la fête de l’école, m’aider à faire mes devoirs. Non, ce n’était pas possible, être un homme lui prenait déjà toute son énergie. Il lui fallait assurer au travail, se surpasser pour une promotion, briller devant les copains.
Moi, ce que je voyais, c’était ma mère prostrée dans un fauteuil en attendant qu’il rentre, c’était les heures de ménage, comme si c’était rien, c’était de la voir quémander un billet pour une robe. Cela ne me paraissait encore moins enviable.
J’ai travaillé toute seule, j’ai pu choisir un métier où l’on gagne de l’argent. Je pars tôt le matin, je rentre tard le soir. J’ai une femme de ménage que je ne croise pas, elle laisse sur la commode mes tailleurs repassés. Je ne sais pas cuisiner, pour quoi faire ? J’ai un Picard au coin de ma rue et je ne reçois personne. J’ai un bel appartement, un fauteuil club en cuir. Quand je rentre, il m’attend et je me sers un verre. Le vendredi, j’en reprends un ou deux et je me surprends à parler à mon père : « Ce n’est pas trop compliqué d’être un homme comme toi, papa, ce n’est pas trop compliqué, mais c’est vraiment trop triste. »
28 février 2012 – Textes courts – Laure Timon