l’Autriste

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26 / 02 / 2012
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Poursuivre l’incipit du roman de TONI MORRISON ( Beloved ) en une courte nouvelle.

« Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. Les femmes de la maison le savaient, et les enfants aussi. »

On chuchotait derrière les portes fermées de l’immeuble 124. L’escalier qui s’y engouffrait et gagnait en tournant le dixième étage retentissait de ces murmures invisibles, les murs gémissaient sous la somme de plaintes impalpables et inaudibles.

Les enfants qui jouaient souvent seuls dans les caves encombrées à traquer les chats et les poursuivre à coups de pierres oubliaient parfois leur cruauté d’innocents pour se serrer l’un contre l’autre, muets jusqu’à ce que l’un d’eux, un doigt levé, balbutie :«je l’entends. Vous ne l’entendez pas, vous ? Il pleure ! » Et les joues de celui-là se mouillaient de larmes alors que se gonflaient ses lèvres sur des mots étrangers à sa langue: «C’est l’AUTRISTE ! Il pleure parce qu’il est triste. »

Dans les appartements clos, quand les enfants s’y trouvaient au retour de l’école, on parlait de l’AUTISTE, «celui-là qu’était pas comme les autres, l’anormal. Celui-là qu’on voyait jamais parce que ses parents avaient honte de lui.»

« Il a les yeux rouges !

  • et des cheveux blancs !
  • Comme un lapin russe alors ?
  • On dit que la mère l’a bien cherché ! Elle courait trop avec tout le monde ! Elle l’a ramassé dans le dépotoir.
  • Il paraît que son père, enfin celui qui lui a mis dans le ventre, avait un bec de lièvre.
  • L’autiste, c’est un maudit !».

Les mères se congratulaient presque, si fières de ne pas avoir couru, la nuit, dans la décharge

«Elles avaient conçu de futurs petits voyous mais un AUTISTE, NON. Elles étaient saines , elles ! Elles étaient des femmes propres !»

Les paroles malveillantes, ça passe les portes, ça franchit les obstacles, ça se rue dans les étages, ça survole les toits, ça pénètre partout, ça s’infiltre jusqu’au profond des êtres, ça détruit tout sur son passage, même l’espoir . Surtout l’espoir

Un dimanche matin alors que les fenêtres s’étaient toutes ouvertes sur un premier ciel de printemps, sur des senteurs qui ramènent à la vie, à la joie d’exister, un grand cri, un cri immense, un cri vaste comme les nues avait plané, glacial, sur le quartier. Dans toutes les oreilles il retentissait encore. On avait ramassé la mère et l’enfant qu’elle serrait dans ses bras au bas du 124. Une jetée dans le vide comme celle-là , du dixième étage, avait dessiné sur le sol gris des traces rouges qui ne s’oubliaient pas.

Au 124, la rumeur a fait son œuvre de mort.

Dans les caves du 124 l’AUTRISTE restera à jamais triste pour les gosses du quartier.

Au dixième étage un jeune couple vient de s’installer. Il y a un bébé avec eux. On ne l’entend jamais, on le voit peu. Il est trisomique.

La rumeur n’est pas près de s’éteindre. Ni la malveillance. Qu’en sera-t-il de la malédiction ?

15 mars 2011 – Nouvelles – Denise Pézennec

 

 

 

 

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