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05 / 09 / 2011
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 C’était son dernier. Ça y était, c’était déjà le dernier. Finis ces allers-retours incessants Auxerre Saint-Gervais -Bercy à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Depuis plusieurs années déjà il avait demandé sa mutation à la demande insistante d’Yvonne sa femme. Robert l’avait pourtant aimé cette ligne de banlieue entre Sarcelles et La Garenne Colombes, surtout avec le wagon à deux étages, on se serait cru dans un paquebot voguant la nuit d’un port à l’autre. Mais il reconnaissait qu’il était plus confortable le petit TGV , comme avaient surnommé ses collègues le TER flambant neuf qui faisait la fierté de la région. Et puis la clientèle n’était pas la même. Jusqu’à Sens il y avait bien encore quelques jeunes à casquette qui bravaient l’interdiction de fumer . Mais après ce n’était plus que des étudiants rentrant dans leur famille , des employés de la préfecture revenant d’un séminaire , ou une agricultrice à la retraite regagnant ses pénates après avoir passé quelques jours à Paris chez sa fille. C’était son dernier train avant de prendre son poste à la gare . Depuis qu’il avait décidé de plus être dans les roulants , Robert le contrôleur se sentait plein de mélancolie. Il avait contrôlé des milliers de voyageurs mais ce n’avait pas été facile tous les jours. « Présentation des titres de voyages messieurs dames »disait-il avec un ton qui se voulait ferme et aimable à la fois à l’entrée du wagon. Il avait contrôlé l’humanité entière et c’était fini. Il en avait presque les larmes aux yeux et lorsqu’il arriva au niveau des deux jeunes gens il ne put même pas esquisser un seul sourire comme il en avait l’habitude.

Karim avait pris le train sans billet. Il avait gardé l’argent que son frère Youssef lui avait donné pour compléter son RSA. Deux chances sur trois de ne pas se faire pincer avait-il calculé. A peine installé sur son siège il avait tout de suite reconnu Amélie la fille qu’il avait côtoyé au lycée sans jamais lui avoir vraiment parlé. Elle le reconnut aussi mais tout en lui souriant elle gardait toujours cette distance qui l’avait intimidé auparavant. Il s’enhardit, la questionnant sur les études qu’elle suivait à la faculté de psychologie, lui confiant à son tour ses déboires . Elle riait , elle avait délaissé maintenant ses bouquins et son ordinateur. Il aurait voulu que ce tête à tête improbable et délicieux dure toujours. Il n’avait pas vu le contrôleur arriver. Et il n’avait pas eu le temps d’utiliser la ruse classique des toilettes. Pendant que Robert attendait , se tournant pour contrôler un autre voyageur, se penchant pour donner un renseignement à un autre , Karim cherchait la solution pour éviter l’humiliation devant Amélie. Il essaierait bien le coup du billet périmé qu’il gardait toujours dans sa poche, mimant la surprise avec des yeux honnêtes devant une telle étourderie. Robert tendait déjà la main et se rendait compte rapidement de l’imposture (pratiques ces lunettes à double foyer). Relevant la tête , il regardait alternativement la jeune fille attentive qui guettait son assentiment et le jeune homme qui blanchissait déjà de honte. Jamais Robert n’avait, durant toute sa carrière, cédé aux bons sentiments. Quand on commence on ne sait jamais quand ça s’arrête , lui avait enseigné Yvonne. Mais cette fois c’était le dernier train et ces jeunes avaient l’âge des enfants qu’ils n’avaient jamais pu avoir. « Merci m’ssieurdames »s’entendit-il répondre au resquilleur ébahi. Le train arrivait déjà en gare. Sur le quai il y avait le flot des gens qui arrivaient, souriant à ceux qui les attendaient et le flot contraire de ceux qui avaient la larme à l’œil, fixant tristement ceux qui restaient. Il y avait les autres contrôleurs qui se retrouvaient , ils portaient tous le même costume gris , la même cravate verte et les mêmes chaussures noires un peu éculées. Ils se racontaient des histoires de contrôleurs , ils se bidonnaient. Robert les évita en passant la porte de la brasserie pour la première fois de sa vie, laissant derrière lui le grand hall de la gare où le jingle retentissait suivi d’une annonce incompréhensible comme d’habitude. Ça sentait plutôt bon dans cette brasserie, une odeur de croque-monsieur et de café. Il repéra le grand comptoir avec le zinc , se jucha sur un tabouret, posa les pieds sur la barre transversale prévue à cet effet , et commanda une grande pression. Il se retourna vers la salle presque déserte et il aperçut les deux jeunes gens. Ils étaient attablés , se tenant la main et se souriant les yeux dans les yeux. Pour la première fois de la journée une grande bouffée de bonheur submergea Robert.

 12 avril 2011. Nouvelles. Didier Laurens

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