Corinne Bourcier

Orteil d’Or 2023 Corinne Bourcier Jack

Blotti au fond de son siège, Ciron suivait les gouttelettes de pluie qui courraient sur la vitre. Le vide le rattrapait. Il le grignotait jusque dans ce train où une improbable fin du monde semblait avoir fait fuir les voyageurs. Autour de lui, tout n’était que gris, plus rien n’avait de goût, le fait même de respirer était insupportable. Pourtant, il y a quelques mois à peine, il était si heureux. Le printemps touchait à sa fin et au cours d’une promenade, il s’était arrêté à la terrasse d’un petit café coincé entre la rue Mouffetard et la rue des Écoles. En y repensant, il ne se souvient plus vraiment comment elle s’était présentée à lui. Il se souvient seulement avoir souri, et que son cœur l’avait immédiatement accueillie comme le souffle qui lui manquait. Quelque chose en lui s’était ouvert, comme une porte longtemps verrouillée qui cède enfin. Il s’était senti subitement habité par une effervescence incontrôlable, ou était-ce la passion qui l’embrasait, il n’aurait su dire. Tout était là, sous ses yeux. Ce trésor inespéré, il le cherchait depuis si longtemps. Devant lui, elle s’offrait enfin, mystérieuse encore, mais si magnifique qu’il lui semblait que son cœur allait exploser. A partir de ce jour, ce fut à chaque instant, un délice d’émotions, une mélodie de mots qui allaient s’imprimer à jamais au plus profond de sa mémoire. Elle lui décrivait des sentiments si intimes, des expériences si profondes où l’ombre de sa vie entrelaçaient ses récits, qu’elle s’installa dans son esprit comme une amie de toujours. Elle lui livra ses peurs et ses rires d’enfant, sa volupté et sa pudeur, mais aussi sa douleur et sa colère. Elle y mettait les frissons de son âme, les battements de son cœur, la douleur et la violence de son être. Il n’y avait pas un recoin du monde qu’elle n’avait visité. Elle lui citait de riches misanthropes ou d’insignifiants inconnus, lui relatait la destinée de grandes familles, flirtait avec l’Histoire et les lointains pays, peignait les beaux quartiers ou le béton des banlieues, les grands boulevards ou les impasses mal éclairées, les palais imaginaires ou la loge d’une concierge, le pavé des rues ou la moquette des halls d’hôtel, les réussites insolentes ou les abattoirs industriels. Il aimait écouter ces mots qui s’envolaient de toutes parts, attraper les images et les odeurs de ces phrases qui s’enroulaient autour de lui comme des rubans de vie. Il était captivé par cette sensibilité à fleur de peau, cette éponge de sentiments qui le laissait étonnamment silencieux, tantôt effrayé par tant d’audace, parfois apaisé mais tellement heureux. Le premier soir où elle ne se présenta pas, il fut étonné mais pas inquiet. Les jours se succédèrent, puis les semaines, puis les mois. L’absence se creusa et devînt un trou béant. Autour de lui, la vie se figea peu à peu, il perdit le sommeil, puis le goût des choses. Elle avait disparu après avoir surgi de nulle part, de toute évidence, elle y était retournée. Dans l’enceinte accrochée au plafond du wagon, une voix crache le prochain arrêt dans quelques minutes. Son regard glisse sur la nuque de la femme qui se trouve quelques rangées devant lui. Elle semble s’affairer, passe une main sur son chignon puis fouille dans son sac à main et en ressort un petit miroir et un rouge à lèvre. Il la voit de profil maintenant. C’est une belle femme, la peau claire et les pommettes hautes. Elle dessine plusieurs fois le contour de ses lèvres, se regarde encore dans le petit miroir. Elle est satisfaite mais semble nerveuse. Elle regarde autour d’elle et semble le découvrir. Il détourne immédiatement le regard et se replonge dans la danse des gouttelettes sur la vitre. Mais il n’y est plus, dans tous les sens, des questions se bousculent dans son esprit. Que va-t-elle faire ? Descendre du train ? Ou attend-t-elle quelqu’un ? Un rendez-vous peut-être ? Qui rejoint-elle ? Son mari, son amant ? Ou peut-être est-elle en fuite ? Est-elle en danger ? Est-elle porteuse d’un message ou détient-elle un secret ? Qui est-elle ? Une princesse, une voleuse, une mère, une espionne ? Il sent alors à nouveau cette effervescence monter en lui, une vague de passion le submerge. Il sort de sa sacoche une feuille chiffonnée et un morceau de crayon et se met à écrire avec frénésie. Sur le papier, il s’empare du destin de cette femme dans le train, de tous ces fauteuils vides, de cette pluie qui bat les vitres. Sous la mine de crayon, les mots s’alignent, créent une vie, une époque, une histoire. A nouveau, il donne un grand coup de pied dans la porte verrouillée. A nouveau, elle apparaît et sans retenue, il s’empare d’elle, éperdu de reconnaissance. – « Oh mon amie, tu m’as tellement manqué ! Je n’ai pas pris garde, je n’ai pas vu l’ennui et la routine s’installer, j’étais si confiant. J’ai oublié que pour écrire la vie, il faut aussi la vivre, la ressentir, la respirer. Je t’ai laissée t’échapper, toi qui ne te nourris que de liberté et d’espace, toi qui fuis la monotonie et l’hypocrisie. Dorénavant, je naviguerai sur les flots de tes états d’âme et je ne craindrai plus les mers d’huile désertées par le souffle des mots. J’affronterai les tempêtes déchaînées de cette passion partagée et je pardonnerai tes caprices comme on pardonne à une maîtresse infidèle. Et si d’aventure, il te prenait l’envie de disparaître trop longtemps, je ferai des mots de Jack London, ma devise – « Vous ne pouvez pas attendre l’inspiration, vous devez la poursuivre avec une massue ! » Alors, nous serons unis pour l’éternité.

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