La légende de l’orteil d’or

Au moment du solstice d’été, dans une bourgade à l’ouest de Chablis, il est de tradition dans la secte des Pieds-nus de célébrer le fétiche de l’Orteil d’or. Une occasion de lire en public les textes sacrés, et de procéder à diverses libations. Mais qui sont les membres de la secte des Pieds-nus, et quelle est l’origine de cette cérémonie ?
« La légende de l’Orteil d’or » est à la base de ce rite. Il en existe différentes versions sensiblement différentes, car cette histoire est transmise oralement de pied-nu en pied-nu depuis des  générations. Une version écrite en a cependant été divulguée en l’an 2024 lors de la Grande Mêlée des Orteils, quatre jours après le solstice, comme le veut la tradition.
Pour respecter les variantes de l’histoire, différentes « voix » ont été mêlées, y compris quand elles pouvaient sembler contradictoires. C’est cette version qui va suivre, mais elle n’est pas ici limitée car d’autres voix encore ont été transcrites et révélées lors de cette nuit de Mêlée. Elle commence en Grèce, il y a des siècles, au royaume des dieux.
Voix 1 – Avant de plonger Achille dans le Styx en le tenant par le talon, Thétis, sa mère le plongea d’abord dans le Pactole, pour qu’il ait fortune toute sa vie. Mais elle le retint un peu trop longtemps et son orteil demeura d’or.
Voix 2 – « J’aurais dû davantage faire attention à ses manies » dit Pélée, son mari, il faut qu’elle baigne nos enfants dans tous les fleuves magiques qu’elle traverse. Elle en a déjà noyé six.
Voix 1 – Achille s’illustra par la suite pendant la guerre de Troie en d’innombrables faits d’armes. Ses soldats, qui combattaient comme lui pieds-nus, suivaient sans hésiter son orteil d’or.
Voix 2 – Après la bataille, à l’heure où gémissent les rêves négligés, Achille pleurait la mort de son amant Patrocle, mais aussi celle de son ennemi Hector, ainsi que la vacuité de sa soif de vengeance.
Voix 1 – Achille, qu’on pensait immortel, fut pourtant vaincu par Pâris, d’une flèche guidée par Apollon, qui l’atteignit au talon.
Voix 2 – Comment ne pas y penser ? Le talon d’Achille n’avait pas été plongé dans le Styx, et Achille combattait les pieds nus !
Voix 1 – Après quelques essais infructueux – Caramba, encore raté – Pâris demanda à Apollon de guider sa flèche, et Achille succomba.
Voix 2 – Après sa mort, ses cendres furent conservées dans une urne d’or, à l’exception de son orteil qui ne brûla point. Les Pieds-nus le cachèrent et jurèrent de se transmettre cette relique de génération en génération.
On dit que cet Orteil conserve la trace de la flèche de Pâris, lors de ses essais infructueux d’atteindre le talon.
Les choeurs : Caramba, encore raté ! (ad lib)
Fin du premier acte.
Le registre de l’Orteil contient en lettres d’or les noms et adresses de tous les Pieds-Nus qui ont conservé la précieuse relique au fil des siècles. Pour s’en montrer digne, un concours de lutte à mains nues était organisé, remplacé plus tard par un concours de lancer de nains, et enfin par un concours d’écriture, en l’an 2014, dans cette bourgade à l’ouest de Chablis où l’Orteil était arrivé, après un long périple.
Voix 1 – Cette année-là, la lueur du jour naissant donnait aux quais d’Auxerre une atmosphère inhabituelle. Quelque chose avait vraiment changé. Mais quoi ?
Voix 2 – Je ne sais pas. On se sait pas. Personne ne sait.
Les choeurs : Quelque chose avait changé. Mais quoi ? (ad lib)
Voix 1 – L’orteil. L’orteil avait changé la ville, car il était advenu.
Voix 2 – Elles avaient gagné … une nouvelle société allait se mettre en place.
Voix 1 – Deux femmes avaient remporté pour la première fois le droit de détenir l’Orteil.
Voix 2 – Elles pouvaient ranger leurs tenues de manifestantes et plier leurs banderoles. Seule la force d’esprit compterait désormais. La Grande Mêlée l’avait décidé.
Voix 1 – Y avait qui ?
Les choeurs : Y avait qui ? (ad lib)
Voix 2 – Le Grand-Maître et son Chouchou, et toute la confrérie des Pieds-Nus.
Voix 1 – Mais qui l’avait gagné, qui ?
Voix 2 – Anne-Marie et Sylvie, et leurs noms figurent en lettre d’or sur le registre de l’Orteil.
(Intermède sombre – Lamentations)
Voix 1 – Ô, 2021 fut une année sombre pour l’Orteil ! Les pieds-nus ne pouvaient se réunir masqués. C’était contraire à la tradition issue de Dionysos, dieu du vin et de la fête. Il n’y eut pas de Mêlée cette année-là. Le Chouchou conserva deux ans l’Orteil.
Les choeurs : Pas de Mêlée cette année-là Le Chouchou conserva deux ans l’Orteil.(ad lib)
Voix 2 – Deux ans plus tard, la confrérie s’interrogeait sur le décès d’ Athanase Delvivo, à qui son horoscope prédisait pourtant une belle et agréable journée. Ce mystère restera présent à l’esprit de tous les Pieds-Nus. Était-il lui aussi une victime du virus ?
Voix 1 – On prétend qu’Anathase n’était pas seul. Qu’il avait pris le train sous le nom de Ciron. Ils n’étaient que deux dans le wagon. Que s’était-il passé ?
Les choeurs : Ils n’étaient que deux dans ce wagon
Une femme et Ciron
Elle avait un chignon
Une femme et Ciron
Elle avait un chignon (ad lib)
Voix 2 – Mais Ciron n’était-il pas en réalité Chiron, le centaure qui avait éduqué Achille et lui avait appris l’art de la guerre, mais aussi la médecine, la musique… et l’écriture ?
Chiron, qui comme Achille, et comme Athanase, était immortel, mais fut blessé par une flèche empoisonnée qui lui causa de telles souffrances qu’il demanda la mort aux
dieux, qui la lui accordèrent.
Voix 1 – Ainsi, des manies de Thétis aux rêves négligés d’Achille, de la flèche de Pâris jusqu’au droit de la femme à disposer de l’Orteil, du mystère d’Anathase à celui de Ciron s’écrit la légende de l’Orteil d’Or.

(en gras dans le texte, les consignes de l’Orteil d’or depuis sa création – Voir ici)