Une belle rencontre
Orteil d’Or 2023 Une belle rencontre par Anna Assissa
Au départ de Paris, j’avais attrapé mon train presque en marche. Les gares avaient défilé jusqu’à celle de Sens. Dans le wagon où je me trouvais, nous n’étions plus que deux. J’étais dans le sens de la marche. Une femme était assise devant moi trois rangées plus loin. Elle était coiffée d’un chapeau très distingué, sous lequel paraissait un chignon bas tressé. Un rendu très élégant à la Kate Middleton. Cela me surprit. C’était une coiffure peu courante de nos jours sauf pour de grandes occasions !
Les rafales de pluie qui giflaient les vitres allaient assez avec la solitude ambiante. Et toutes ces places libres…
L’atmosphère invitait au vague à l’âme. Il y a des voyages comme ça où l’on est renvoyé à soi-même et ce jour-là, je le fus.
Je me souvins de mon divorce cinq ans auparavant. Douloureux au début, je m’essoufflai dans mes tourments en imaginant que la solitude me tuerait. J’avais toujours pensé les autres indispensables à mon bonheur. Vivre seul était à mon sens vivre mal, à demi.
À mon grand étonnement, après un chagrin presque logique et le tri d’usage dans l’entourage, je choisis de réagir plutôt que me sacrifier. Je devais me confronter à la solitude ! Ne pouvais-je être le meilleur compagnon qui soit pour moi-même ?
Je décidai de prendre soin de moi, de mon esprit, de mon corps, et de créer les conditions pour être dans la vie, dans ma vie, la rendre belle et intéressante en lui donnant sens et perspectives. Je dus me forcer au début mais je pris goût à la nouveauté. Je sortis seul en promenade dans des parcs ou en forêt. Je remarquai que cela m’étais agréable. Mon attention était plus forte. Être seul m’obligeait à l’écoute et à l’observation ; le chant des oiseaux, la beauté des plantes, le parfum des fleurs, leur fragilité, les perceptions aux différentes saisons, du chaud, du froid, du vent dans mes cheveux, de la pluie, de son bruit, de l’odeur qu’elle provoque en entrant dans la terre. Tout un tas de sensations que j’avais oubliées en courant après le temps. Je m’offris des petits plaisirs qui dans ma vie d’avant m’auraient parus sans saveur, comme par exemple aller seul au restaurant ou au cinéma. J’eus conscience que j’avais du pouvoir sur mon avenir. Je n’étais plus lié à des injonctions, à des obligations, aux désirs et aux rêves de quelqu’un d’autre. Dire que j’appréhendais le silence et le vide ! Au contraire, la solitude tant redoutée me parut soudain précieuse et même magnifique. J’appréciai ma seule présence et ne regrettai pas le manque de compagnie. Plus fort encore, il m’arrivait de me sentir très seul entouré de la multitude.
Cependant, je ne dirais pas que vivre seul est toujours facile. Mais de là à qualifier cet état de dramatique ! Surtout que vivre en couple n’avait été pour moi qu’une multiplication de problèmes existentiels. Je m’étais oublié au profit de mon autre, de mon couple, de ma famille… Par peur et lassitude, je m’étais résigné à laisser la vie passer sans m’occuper du chemin qu’elle me proposait. L’introspection me parla d’un tout autre itinéraire.
Cette aventure de la solitude et de l’étude de soi qui semble effrayer le plus grand nombre, me parait aujourd’hui nécessaire pour quiconque veut savourer un peu de liberté d’esprit et d’action. Gandhi avait dit : « Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde. Mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même ». La vie en solitaire peut être une période de réflexion et d’indépendance des plus fertiles. Une richesse imprévue.
Aujourd’hui, je suis persuadé qu’il faut être heureux seul avant de l’être avec quelqu’un.
Le ronronnement du train me sortit de mes pensées. J’en étais là. J’étais heureux seul mais j’avais de nouveau envie d’aimer et d’être aimé en retour. J’étais prêt à abandonner ma solitude et me risquer à l’inattendu…
Le train s’arrêta quelques minutes à Villeneuve sur Yonne et repartit juste après un sifflement qui recentra mon esprit sur la dame au chapeau. Elle m’intriguait. C’était elle la raison de mon vague à l’âme. Peut-être son chignon ? Son chapeau ? L’envie de l’aborder me submergea. Était-elle seule et libre ? Et si oui, nos solitudes seraient-elles compatibles ? Je ne sais si ce fut la musique de la pluie sur les vitres ou l’analyse qu’elle avait provoquée qui me poussa à l’audace mais juste avant que le train ne s’arrête en gare de Joigny, je me levai doucement et passai à ses côtés avant qu’elle ne se lève. Je tournai la tête dans sa direction et la découvris jolie, blonde aux yeux d’un bleu éclatant. Je me coiffai d’une casquette et, avec obligeance, je bredouillai : « Bonjour madame. Descendez-vous à la prochaine gare ? ». « Oui », répondit-elle interloquée. « Pensez-vous qu’un aussi joli chapeau consentirait à prendre un verre avec une casquette des plus humbles ? ».
Bien qu’elle fut surprise, elle sourit gaiement et après une brève hésitation, elle répondit : « Pourquoi pas ! ».
J’avais signé l’imprévisible.