Le train de 16 h 03
Orteil d’Or 2023 Le train de 16 h 03 par Claudine Créac’h
Arsène Ciron habitait au 21, rue Arsène Durantin, à Ciry-le-Noble, en face de l’église Saint-Martin. Ses parents, décédés maintenant, vivaient déjà là. Comme ils avaient un solide sens pratique, dénué de toute imagination, ils avaient appelé leur fils Arsène en regardant, depuis la fenêtre de leur chambre, la plaque de la rue, portant le nom d’Arsène d’Arsonval, C’est joli, Arsène, tu ne trouves pas ? avait murmuré Marie-Louise, enceinte de huit mois. Maurice approuva.
Le département de la Saône et Loire, comptait plus de Ciron que tous les autres départements français réunis. Monsieur Ramois, maître d’école d’Arsène au CM2 avait expliqué aux élèves que ce nom de famille était LE patronyme vernaculaire par excellence. Arsène Ciron était fier d’être vernaculaire. En plus d’être vernaculaire, Arsène Ciron était né le 18 juin. Monsieur Ramois lui avait dit qu’il pouvait être fier d’être né ce jour-là, précisant, Un grand jour, petit.
Arsène avait toujours désiré qu’on l’appelle Ciron, tout court. Monsieur Ramois trouvait cela dommage parce qu’il y avait plus d’Arsène célèbres que de Ciron connus, mais Ciron s’en moquait. Il était vernaculaire et cela lui suffisait. Monsieur Ramois lui avait expliqué que le nom Ciron, pouvait indiquer que son arrière-arrière-grand-père fabriquait des cierges. Arsène n’était pas très vif, mais en se creusant les méninges, il comprit ce que Monsieur Ramois supposait. Ciron ? Cire ? Oui, cire ! Cire ! Son arrière-arrière-grand-père était un fabricant de cierges. Quel beau métier ! Ciron était heureux, non seulement il vivait à Ciry-le-Noble, mais son grand-père manipulait la cire pour en faire des cierges. Tout cela lui semblait tout à fait honorable et beaucoup plus distingué que d’avoir un grand-père cireur de pompes.
A cinquante-deux ans Ciron vivait toujours dans le pays de ses parents, grands-parents, oncles, tantes, marraine, parrain, et pour rien au monde, il n’aurait voulu changer ni de nom, ni d’appartement, ni d’étage, ni de rien. Son seul plaisir, sa petite folie était de prendre le train, de 16 h 03, tous les jeudis. Il se rendait à Paray-le-Monial, non pas qu’il soit très chrétien, mais ses grands-parents y allaient déjà. Tous les jeudis. Il aimait prendre le train, ça le changeait du quotidien. A travers la vitre, il voyait les villages qui défilaient, les arbres qui verdissaient, les vaches qui paissaient. Lui passait.
Ce jeudi-là, 28 octobre, il faisait un temps de cochon. Malgré la pluie et le vent, Ciron monta dans le train de 16 h 03. Ils n’étaient que deux dans le wagon, lui et une femme assise dans le sens de la marche. Ciron, se dit qu’ils avaient déjà un point commun. Lui aussi avait mal au cœur s’il voyageait assis en sens inverse de la marche du train. Ciron ne voyait d’elle qu’un chignon sous un petit chapeau. Il imagina qu’elle avait les cheveux longs et cela leur faisait un deuxième point commun ; non pas qu’il eut lui-même les cheveux longs, mais sa mère, sa grand-mère et sa tante Adèle avaient les cheveux longs. Il se demandait si elle serait jolie, de face. Le temps était exécrable. Ciron regardait les gouttes s’écraser contre la vitre ; il imaginait une musique faite de plics et de plocs, sorte de marche nuptiale rien que pour eux. Plic, ploc, plic…. Ciron aurait aimé que ce voyage dure un jour entier, deux jours ! Elle. Lui ! Eux ! Toujours !
La femme ne bougeait pas. Le cœur de Ciron battait. Il regarda autour de lui. Ils étaient seuls. Ciron savait qu’il n’y ait aucune halte entre Ciry-le-Noble et Paray-le-Monial et il en était heureux ; ainsi, elle ne pourrait pas descendre avant. Il se creusait les méninges pour trouver une phrase spirituelle pour la saluer, pour faire un geste galant afin de l’aider à descendre. Il pensa qu’un passage aux toilettes serait utile pour vérifier son allure, se recoiffer peut-être… Ciron se regarda dans le miroir : cheveux rares collés au crâne, lunettes aux verres épais, nez long, bouche mince, lèvres sèches, épaules étroites, ventre rond… Il avait un dernier espoir, peut-être n’était-elle pas belle ? Jolie lui suffirait.
Il sortit des toilettes, retrouva sa place. Ils étaient toujours seuls dans ce wagon. Il regarda autour de lui… tous ces sièges… Ce train lui sembla être une métaphore de sa vie. Le vide, le rien, la solitude. Non, il n’aborderait pas la femme aux cheveux longs.
Ciron avait cinquante-deux ans. Il ferma les yeux pour compter combien d’années encore il habiterait en face de l’église Saint-Martin, combien d’années il entendrait sonner les cloches pour la messe, les mariages, communions, enterrements.
Lorsqu’il rentra chez lui, au 21 de la rue Arsène Durantin, Ciron prépara son repas, soupe aux vermicelles et yaourt caramel. Il alluma la télé, et enfin, se coucha. Avant de s’endormir, il se dit que jamais plus il ne prendrait le train de 16 h 03 pour Paray-le-Monial. Ni un autre train, un autre jour. Jamais.