La cérémonie
La cérémonie
Il y avait qui ?
Moi, Martin, la fille et un autre.
L’autre, je ne l’avais jamais vu. Il semblait mal à l’aise dans un costume trop grand, se dandinant d’un pied sur l’autre. Il ne resterait pas longtemps.
Mais Martin !
Quand je le vis, je ressentis une furieuse envie de rebrousser chemin. Impossible, bien sûr, je ne pouvais pas faire cela à Loris. Je m’avançai donc à contre cœur. Bien sûr, il était là, j’aurais dû le savoir. En fait, je le savais. Le contraire aurait été surprenant. Il avait toujours été là, juste entre Loris et moi, depuis notre enfance.
J’avais été un garçon solitaire et triste. Enfant unique. Dans mes plus lointains souvenirs, mes parents ne s’aimaient déjà plus. Ils vivaient chacun leur vie sans trop s’occuper du fruit de leur amour enfui. Ils mangeaient l’un après l’autre devant la télévision et il était rare que l’un ou l’autre me demande de partager son repas.
Je n’ai pas de souvenirs de mes premières années, je suppose que je n’ai manqué de rien, sur mon carnet de santé, je peux constater un suivi régulier. Mon poids et ma taille se situent dans l’intervalle attendue, j’ai eu droit à tous les vaccins. Quelqu’un s’est occupé de moi, sans doute. Pourtant, quand je me remémore les dîners de mon enfance, je me rappelle de restes de pâtes cuites par l’un de mes parents que je réchauffais au four micro-onde, noyées dans le gruyère industriel. Je les avalais sur mon lit en feuilletant un magazine. Parfois mon repas se réduisait à un paquet de gâteaux. Les placards ne manquaient jamais de gâteaux. Au détour d’un couloir, mes parents pouvaient paraître surpris de me voir et il faut dire que je m’arrangeais pour me faire oublier. Quand je ne recopiais pas avec application les dessins de mes bandes dessinés préférées, j’errais seul dans le jardin ou dans les rues du village, espérant malgré moi.
Je n’aurais pas su décrire l’objet de mon attente mais je le reconnu sans aucune hésitation. Il se présenta à moi tandis que je jetais des gravillons dans le lavoir, en face de l’épicerie. J’attendais un ami. Loris venait d’emménager ; il était plutôt grand, musclé et le visage très bronzé pour un début de mois de mai, souriant et posé. Je me sentis immédiatement en confiance. Quand il me demanda « Tu m’accompagnes au terrain de foot ? », je le suivis sans aucune hésitation le cœur battant. Je me souviens des semaines qui suivirent comme les plus belles de ma vie. Je me découvris une voie. Nous discutions des heures, nous décortiquions les feuilletons à la mode, tout en organisant des excursions dans les villages avoisinants. A lui, J’osais raconter mes rêves, mes goûts, mes peurs, mes parents et leur froideur. Il m’écoutait avec attention. De lui, il ne disait pas grand-chose. Je savais, par les rumeurs du village, qu’il vivait en famille d’accueil. Les rares fois où j’abordais le sujet, il haussait les épaules comme si ça n’avait pas d’importance.
Au début de ces vacances d’été, Il me présenta Martin, son voisin et je compris que s’en était fini de notre complicité unique. Effectivement, les moments passés seuls avec Loris se firent de plus en plus rares. Je fis des efforts mais vraiment je n’aimais pas Martin. À dix ans, déjà, il était prétentieux et cela n’a jamais changé. Pendant quelques années, je le supportai. Pour Loris. Puis je me mis à trouver des excuses pour éviter de passer trop de temps avec lui, j’essayai au maximum de voir Loris seul. Mais il était son ami : anniversaires, résultats du brevet, du bac puis du concours d’éducateur spécialisé, première virée en voiture, j’ai partagé avec Martin, bien malgré moi, tous les moments importants de la vie de Loris.
Au fil du temps, je l’ai moins vu, Il pouvait se passer des mois sans que je pense à Martin mais dès que je l’apercevais mon antipathie me tenaillait les entrailles et me brouillait l’esprit. Il parlait fort, vite, sans laisser d’espace à ses interlocuteurs. « Moi » et « je » commençaient chacune de ses phrases et bien sûr, il avait un avis sur tout. Avis qu’il croyait fin et original mais dans lequel on trouvait des bribes des opinions les plus ressassées du net. Il fit une école de commerce, la même que son père et quand il commença à gagner de l’argent, il devint plus insupportable encore. Il étalait son argent avec ostentation et passait une bonne partie du moment, à se plaindre de ses impôts, de l’argent qu’ON lui prenait. Il avait pris de l’assurance et il ne permettait plus la moindre contradiction quel que soit le sujet. J’essayais tout de même de lui répondre mais je sortais de nos discussions en colère sans qu’il veuille bien prendre en compte le moindre de mes arguments. Dans ces moments-là, Loris se contentait de lever les yeux au ciel, se gardant d’intervenir.
Le lendemain d’une soirée où il s’était montré particulièrement odieux, je pris Loris à partie.
-
Ce gars, qu’est-ce que tu lui trouves à la fin ?
-
Je sais que tu as du mal avec lui. Moi aussi, il m’agace, je te rassure. Je me suis souvent pris à la tête avec lui, dix fois, j’ai pris la décision d’arrêter de le voir…et au bout de quelques semaines, il me manque. Je me suis souvent demandé pourquoi. La réponse n’est pas très claire. Mais tu sais ce qu’est un Ferrero rocher ? Quand tu le regardes, tu ne vois pas la noisette au milieu. Et pourtant, tu sais qu’elle est là. Moi c’est ce que je préfère et en retirant le papier, je salive déjà en attendant la noisette. Martin c’est pareil. Il y a quelque chose que j’aime en lui. Je sais que c’est là mais ça ne se voit pas.
Après cette discussion, je n’avais plus revu Martin, noisette ou pas, il me sortait par les yeux.
Et voilà, je me retrouvais de nouveau en sa présence, j’apercevais sa BMW garée en longueur sur trois places de parking.
Il était, comme d’habitude, tiré à quatre épingles, la coupe impeccable de son costume en indiquait le prix et ses chaussures brillaient dans la grisaille. Il tirait nerveusement sur une cigarette électronique hypnotisé par son téléphone portable.
Je saisis cette chance de l’éviter en me déportant vers la gauche mais il leva les yeux et m’aperçut. Il se jeta sur moi et avant que je puisse faire un geste, enfouit sa tête dans mon épaule. Tétanisé, je compris qu’il pleurait. Je lui laissai le temps de se calmer. Il releva la tête au bout de deux ou trois longues minutes, s’écarta légèrement, me serra la main puis me montra la fille du menton. Je connaissais seulement son prénom, Camille et je découvris alors son ventre déjà bien rond. Lors de notre dernière conversation Loris ne m’avait rien dit. Il ne semblait pas spécialement ému, il avait l’air normal, un peu las, peut-être. On avait surtout parlé de moi, comme d’habitude.
La fille semblait affolée. Elle voulut avancer vers nous mais elle trébucha. Martin se rapprocha d’elle et lui prit fermement le bras droit pour la soutenir.
L’autre avait disparu. Sur le parking du crématorium, il restait moi, Martin et la fille. Je vins me placer à sa gauche, tout contre elle, pour lui faire ressentir ce que je venais de comprendre. Son enfant, le gosse de Loris, on allait l’aider à grandir. Martin et moi, ensemble.