Le puits
L
Depuis le temps que la mère Depuydt le voulait son puits, elle l’avait!
Derrière les rideaux « bonne femme » de sa cuisine elle pouvait l’observer à loisirs mais pour combien de temps encore?
Quand son voisin l’avait vu creuser, il proposa son aide.
Elle accepta.
Quand il eut fini la mère Dupuydt le rémunera généreusement pour pas qu’il soit dit…. et le remercia.
L’ouvrage n’était pas tout à fait terminé, il fallait encore le parer.
Elle l’avait rêvé en pierres sèches, elle en fit livrer une tonne dans sa cour.
Le voisin intrigué interpella la mère Depuydt:
– » ben, ma pov’dame, si vous avez encore d’moi besoin, j’suis là! -«
La pov’ dame ne se le fit pas dire 2 fois.
Elle s’installa à l’ombre du tilleul sur le pliant de feu son mari et donna ses directives.
Les puits n’étaient pas en odeur de sainteté dans la famille Depuydt. Une année, le puits fut rebouché fissa. C’était du temps des vieux avant les vieux connus, à la ferme familiale, ça remonte au moins avant la grande guerre.
On avait retrouvé le dernier-né des veaux noyé au fond du puits. C’est l’odeur et le goût de l’eau qui avait donnée l’alerte.
Comment s’était-il retrouvé dans cette situation le mystère demeure toujours. On l’avait remonté en morceaux, l’eau l’avait rendu spongieux.
Alors quand elle se maria avec le père Depuydt, pas question de puits.
Cet événement avait traumatisé toute la famille sur plusieurs générations.
Avec le temps elle pensait pouvoir le faire changer d’avis, mais j’t’en fous, il se cabrait dès qu’on évoquait cette histoire.
C’était devenu obsessionnel ce désir de puits. Elle passait en revue tous les catalogues de jardinage, les prospectus… Elle prenait en photo les puits des voisins jusqu’à la limite du canton. Elle passait ses soirées à découper, épingler, les images, les photos qu’elle agençait pêle-mêle dans un cadre qu’elle planquait sous la descente d’escalier de la cave.
Après tout, elle ne voyait pas pourquoi elle était privée de ce plaisir, fleurir un puits, l’agrémenter de personnages de petite taille ou autres fioritures excessives. Elle trouvait ça injuste et l’injustice à son endroit la rendait fragile et spéciale.
Après tout, si ça se trouve il avait soif ce veau, il se sera trop penché, aura dérapé sur la margelle et hop le cul par dessus tête.
Elle marmonnait dans ses pensées, c’était clair pour elle, pas besoin de se tourmenter pour ça et elle estimait qu’il n’y avait pas lieu de se tourmenter pour la souffrance des autres. Celle de son mari et de sa belle famille, elle s’en foutait comme de sa première analyse. Elle essaya encore une fois de le convaincre, sûre de sa force de persuasion et d’avoir raison.
Il entra dans une colère froide, les yeux exorbités, les mâchoires serrées. Aucun son ne sortit de sa bouche, il se raidit et tomba de tout son long. Elle comprit tout de suite la situation. Il avait rejoint le veau et ses aïeux. Elle ressentit un bonheur sans limite presque jusqu’à la pâmoison.
Elle resta un temps ailleurs à regarder la dépouille, hébétée, sans la voir vraiment toute à des pensées viciées. Elle reprit ses esprits quand le chien vint renifler son maître, dans une plainte entre le bâillement et le râle, et s’allongea sur lui. Ha, s’il pouvait crever ce chien!
Prévenir : par qui commencer, le curé, le maire, le médecin?
Les voisins, prendre l’air affolé, ils se chargeront du reste.
C’était parti, elle courut jusqu’à leur portail, quand ils la virent, ils comprirent qu’un malheur était arrivé. Elle s’effondra en larmes.
Le voisin finit de poser la dernière pierre et dans un dernier geste triomphal il invita sa voisine à constater la solidité de son empilement. Elle l’enlaça, surpris, il se raidit, elle n’eut qu’à le pousser légèrement pour qu’il bascule dans un plouf de puits. Il était mort tout compte fait satisfait de faire plaisir. Il fallait en finir avec lui, il était trop aimable, limite mièvre. Ça la dégoûtait.
Elle regarda longtemps l’intérieur du puits et ne prévint personne. Sa femme avait disparu peu de temps après le père Depuydt. Elle s’était autorisée à venir la consoler trop souvent. Il n’y avait rien à consoler, si peut être le chien. À chaque de ses visites elle saupoudrait le thé d’un produit au goût neutre mais d’une dangerosité fatale, le potassium. Le voisin n’était pas dupe et encourageait sa femme à venir la voir.
Elle l’aura débarrassé de sa femme et lui aura permis d’essayer de lui plaire.
Avant que quelqu’un ne s’inquiète de son absence, elle aura le temps de profiter de son puits.
Tout s’était simplifié dans sa vie, pensait- elle derrière ses rideaux « bonne femme ».
Merci le veau.
Quand le veau dort le mal mord.
Marie Batllo – Nouvelles – 02 mars 2019