Prix des lecteurs de l’Orteil D’Or 2018 Miséricorde 1480

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27 / 06 / 2018
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Miséricorde 1480 (Prix des lecteurs de l’Orteil D’Or 2018)

Réveil amnésique, noir incomplet. Pourquoi des branches au-dessus de moi ? Des sons viennent exploser dans mon cerveau jusqu’alors emmuré dans la surdité du sommeil. Un clapotis obstiné me fait tourner le regard. La rivière. Et sur l’autre rive des monstres obscurs en pierre, qui semblent résister à l’assaut du jour. Des clochers comme des amers au dessus des remparts. Je les reconnais. Saint Étienne, Saint Germain. Les quais. La lueur du jour naissant leur donne une atmosphère inhabituelle. Non, ce n’est pas la lumière : des bruits de pas assourdis ! La poterne au bout de la rue pentue qui longe la cathédrale dégorge sur les quais une maigre procession comme un ruban noir dans la lumière chiche des torches. Une charrette à bras recouverte d’une bâche. La charrette s’arrête au bord de la rivière.Une absoute ? Libera Me chante la procession en aspergeant la charrette d’eau bénite. Les larmes m’étouffent. Je me bouche les oreilles de désespoir. Les hommes déversent le contenu de la charrette dans la rivière, une dizaine de ballots, des corps sûrement. Il n’y a donc plus personne pour enterrer les morts ?

Et moi, j’ai fui !

J’ai fui égoïstement, abandonnant malades et mourants, moi la fille de l’apothicaire-herboriste de la Porte Saint Siméon.

Moi qui connais l’art de préparer baumes, potions et élixirs.

Moi dont la fonction est de soigner les malades de la peste puisque je suis héridesse.

Je regarde le gorget jaune que je porte autour du cou, insigne de ma fonction. Il sent encore ce mélange de naffe et de benjoin dont je l’imprègne chaque jour pour cacher les odeurs fétides des malades.

Les souvenirs affluent.

La première fois que j’ai remarqué Rémi, c’était lors de la grande procession au début de l’épidémie l’an passé. Les enfants de chœur et les chantres de la cathédrale se rendaient en chantant à Pontigny sur ordre du roi, empêché de faire ses dévotions à Saint Edme par crainte de la contagion. La beauté des harmonies m’avait subjuguée. Ah, la magie de sa voix de contre-ténor qui semblait mener toutes les autres voix vers une fusion surnaturelle !  Il m’avait fallu trois mois de labeur et d’astuce pour que Rémi tombe amoureux de moi, trois de plus pour qu’il me l’avoue derrière un pilier de la cathédrale,et trois autres encore pour que je me retrouve nue entre ses bras. Il était allé voir mon père pour lui demander ma main. Mais la Faucheuse en avait décidé autrement. Elle était revenue à l’attaque après une accalmie. Presque toutes les maisons de la ville étaient touchées par la peste. Pas un jour sans son cortège de sanglots. La puanteur s’infiltrait partout. Adieu les doux bras de mon Rémi. J’étais redevenue héridesse. J’étais de nouveau impure, intouchable, solitaire. Je n’avais pas le temps de m’apitoyer sur mon sort : j’étais occupée jour et nuit sans repos.

Je vivais dans la hantise d’être appelée au chevet de Rémi. L’épidémie décimait la ville.

Hier (seulement hier!), peu avant le crépuscule, sa logeuse m’a fait appeler. J’ai tout de suite compris. Pas question qu’il soit évacué vers la Maladière, entassé avec des dizaines d’autres malades. J’ ai agi dans l’urgence :les sergents, avertis, allaient venir le chercher. Par chance il y avait une carriole dans la cour. Manipuler les corps lourds des malades avait eu un effet bénéfique sur la force de mes bras ! J’ai réussi à l’installer dedans. Je l’ai poussé le long de rues désertes jusqu’à ma maison d’isolement dans le jardin de mon père. Il était à demi-inconscient, brûlé par la fièvre. J’ai vite préparé un remontant de ma façon à base de vin rouge, clous de girofle, cannelle et miel, qui lui a redonné un peu de vie. En préparant mon sac avec tout ce dont je pourrais avoir besoin pour le soigner, je lui ai expliqué mon projet : puisqu’on nous arrêterait immédiatement si nous quittions la ville par une portes des remparts, nous allions passer par les caves pour nous cacher dans la cabane d’une vigne familiale sur la rive droite de l’Yonne, le temps qu’il lutte avec mon aide contre la maladie.

J’ai tellement joué, enfant, dans le dédale de caves qui sillonne les sous-sols de la ville que je n’ai pas eu de difficulté à retrouver la poterne qui donne sur la rivière en face du moulin. Nuit noire. J’ai repéré les barques amarrées au quai. Je me suis faufilée entre les barriques. J’ai défait le nœud de l’amarre de la première barque pour pouvoir la larguer facilement. J’ai sauté et me suis accroupie dans le fond.

Coup de roulis soudain, bruit sourd de l’eau qui s’ouvre sous un choc. J’aperçois Rémi bientôt avalé par un tourbillon. Pas un son ne sort de sa bouche. Il ne s’est pas débattu. J’ai lâché l’amarre. La barque a pris le courant et a fini par s’échouer de l’autre côté. J’ai sauté sur la berge, repoussé la barque pour qu’elle reparte et trompe mes poursuivants.

Il me faut partir avant qu’on ne me repère. Dans 8 jours, si la maladie ne s’est pas déclarée, j’irai attendre la naissance de son enfant chez ma grand-mère à Saint-Bris.

Chris Dorreb

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