La nuit, tous les cœurs sont gris.
La nuit, tous les cœurs sont gris.
C’est un soir sans lune et sans étoile. Une nuit comme il y en a souvent. Une nuit bleue parée pour tout éclat de celui du réverbère du trottoir d’en face. On est couché. Moi dans tes bras, toi dans les miens. Une de ses étreintes où les corps s’emmêlent et l’on ne sait plus où commence l’autre et où l’on finit. Je te dit « je me sens seule ». Tu me réponds « désolé ». Mes yeux piquent. La fenêtre ouverte pousse jusqu’à nous ses bruits de rue, comme pour s’en débarrasser. Le ronronnement mécanique au loin; mix de voitures, d’avions, de motos, et de toutes les machines de l’humanité. Le vent aussi. Il souffle ses chansons pour qui souhaite l’entendre. Les ronflements du voisin, visqueux et aspirés. Il y a des morceaux que l’on oublie pas. Les murs sont fins et le silence épais.
Je te parle de l’odeur de la nuit. Mon odeur préférée. Je la sens dans mes cheveux, je la sens dans le pelage de Mirouli, mon chat nocturne. Elle est fraiche, ambrée, caverneuse. Toujours la même, face à la mer iodée ou au coeur de la citée. En hiver ou en été. Douce, fraiche, une odeur de liberté. Tu réponds juste « hmm ». Un « M » allongé qui ne traduit aucune pensée. Un « M » majuscule et souverain, un peu aspiré aussi. Un « M » que tu émets souvent, ces derniers temps. Un bruit qui traine sur tes lèvres. Le regard ailleurs, tu es déjà loin. Je ne sais pas pourquoi te raconter tout cela.
— Je me sens seule.
Le silence étouffe. Il est opaque, rond, avec en son centre, un bourdonnement sourd que je peine à attraper, à capter. J’ai chaud. D’un coup d’un seul. Une bouffée qui a éclot dans mon ventre. Une vague de chaleur qui se propage, mes joues, mes hanches, mes pieds, mes reins, mes mains. Partout j’ai chaud. Je repousse la couette. L’air est frais sur ma peau nue, salvateur. Je suis en nage et la sueur coule dans mes yeux, qui débordent.
— C’est la sueur. Ça pique.
— Je sais.
Moi je ne sais pas si tu réponds à ma première ou ma deuxième phrase. Mais ça, je ne te le dis pas. J’ai peur. Ça non plus, je ne le dis pas. Je me sens lâche. Pleutre. Comme si les années avaient gommé mon armure, émoussé mon courage, élimé mes envies. Ton corps se tend, prêt à s’écarter. Tes bras à me lâcher.
Alors je te le dis. En vrac. Dans tous les sens. Je prends une grande inspiration. Je ne sais pas si j’ai envie de me battre. Si j’en ai la force. J’ai peur. Je me sens seule. Tu es loin. Tu n’es pas là. Pas avec moi. Je ne t’aime plus, c’est ce que me chuchotent tes yeux. Ton corps. Tes étreintes sont mécaniques. Résiduelles. Je ne comprends plus tes « hmm »… Mais les ai-je vraiment compris un jour? Je dis tout et toi rien du tout. Seul tes yeux grand ouverts, si blancs dans la nuit, trahissent ton attention. J’aurais pu croire que tu dormais. Ta poitrine se soulève à peine et tu retiens ton souffle. Et puis, je le remarque. Cet éclat humide au coin de ton oeil. Et tu me racontes, tout. Sans filtre. Je m’attendais à l’autre femme. L’autre homme, peut-être, tellement tu m’es parfois étranger… L’autre quelqu’un ou quelqu’une peu importe, mais l’autre. Je m’attendais à un je ne t’aime plus. Je suis fatigué. Lassé. Blasé. Ennuyé. Escamoté. Je m’attendais à un tu n’es pas assez. Pas assez rousse, belle, aventurière, sauvage, docile, drôle, indomptable, intelligente. Je m’attendais à un tu es trop. Trop grosse. Trop envahissante. Trop présente. Trop absente. Trop douce. Trop molle. Trop dure. Je m’attendais à ce que tu ne l’aies pas oubliée, l’Ombre de tes souvenirs. Celle d’avant. Plus élégante. Plus impertinente. Plus vivante. Plus fougueuse. Plus femme. Je m’attendais à ce que tu lâches ma main. À la place, tu la serres fort, les doigts emmêlés. À la place, tu murmures que tu te sens monstre. Un robot à qui il manque la mécanique du coeur. Les sentiments, tu ne les as pas dans les tripes. Les papillons, tu ne les sens jamais. Avec personne. Tu te sens hideux et grotesque. Monstrueux. Ta voix déraille mais tu continues. C’est pour cela que tu es seul. Terriblement seul. Elles s’en vont toutes, à un moment. Quand elles comprennent. Quand elles te voient, tout entier. Tout en vérité. Elles te laissent sur le bas côté, attaché à l’arbre de tes peurs, à la lisière d’un lit froid comme une nuit d’hiver, nimbé du vestiges de tes cauchemars. Tu me racontes encore. Tu te racontes encore. Tu vides ton sac pour la première fois, d’autres secrets, d’autres émois. mais moi, je ne le raconterais pas. Pas ces secrets-là. Et tout ce temps, ma main, tu ne la lâches pas.
avril 2018 – Textes courts – Jennifer