Mademoiselle Anémone
Laisse-moi te dire à présent ce que je savais de mademoiselle Anémone. C’était un genre de fille du vent. Une bulle de savon dans un monde triste. Une couleur dans une photo en noir et blanc. Anémone était une jeune fille que personne ne comprenait, moi y compris.
J’étais attiré et terriblement intimidé. Des bruits circulaient auxquels chacun prêtait plus ou moins de vérité. Mais, Anémone ne semblait pas en être consciente ou y accorder la moindre attention. Elle était elle alors que nous étions nous. Des jeunes élevés dans des traditions qui nous enfermaient. Nous marchions sur les pas de nos pères ne voyant même pas que d’autres chemins existaient. Mademoiselle Anémone avait un pas sautillant. Elle bifurquait, prenait des raccourcis, revenait sur ses pas ou traversait à travers champs avec grâce. Nous la pensions fée ou bien simplette parce qu’elle nous étonnait. Je la trouvais belle et cela m’effrayait. J’étais tellement formaté que je redoutais qu’elle me regarde.
Je connaissais son histoire. Elle était arrivée au village toute gamine. Elle était envoyée par un riche parrain qui espérait que notre campagne redonnerait à ses joues un peu de rouge. Elle était orpheline et les vieux Berthaux lui servaient de foyer. Et puis la guerre avait éclaté, le parrain avait disparu et les Berthaux avaient gardé leur Anémone. C’étaient-eux qui lui donnaient du mademoiselle.
Alors que je craignais de traverser la forêt sans les autres, mademoiselle Anémone s’y enfonçait pour revenir les bras chargés de trouvailles. Un rien la fascinait. Elle prenait un temps infini à regarder une fleur ou une plante. Elle restait étendue dans les prés les yeux perdus dans le ciel. J’avais toujours quelque chose à faire comme les autres gamins. Nous étions réglés comme du papier à musique alors qu’elle était toujours où nous l’attendions le moins.
Les adultes disaient que tout ce malheur, petite, lui avait enlevé la raison. Ils nous demandaient de ne pas lui parler parce qu’elle ne pourrait nous répondre. Ils nous interdisaient de la suivre parce qu’elle était dangereuse. Ils nous menaçaient des pires sévices si nous l’invitions dans nos jeux.
Voilà ce que je savais d’elle avant. Mademoiselle Anémone était le danger sous son plus bel aspect. Elle était la tentation et serait une perdition.
Toi qui la connais, tu sais à quel point j’ai pu regretter ce temps. Tu trouveras les mots pour lui dire combien je regrette cette nuit étoilée.
21 mars 2017 – Textes courts – Emmanuelle Dal Pan