La meute
Orteil d’Or 2016 La meute Emmanuelle Del Pan
Comment ne pas y penser ? Tout le monde y a pensé au moins une fois en voyant Paul et Tania. Il ne faut pas plus de quelques minutes pour que cela vienne. Mais personne n’a jamais osé le dire à haute voix, chacun préférant ne pas créer de malaise. Il est vrai qu’il est difficile de ne pas aimer Paul. Il est si amical, si ouvert que l’idée de le mettre mal à l’aise est un crève-cœur. Quant à Tania, il suffit de voir le visage de Paul quand elle est à ses côtés pour en faire un membre de notre tribu. Ce qui compte après tout, c’est qu’ils soient heureux tous les deux et tant pis pour ceux à qui cela ne suffit pas. Que peut-on espérer de mieux pour un ami ?
Voilà ce qu’aurait du penser Jean-Marc avant de lancer, au cours du repas, la question qu’il ne fallait pas poser. Jean-Marc et ses réflexions à l’emporte-pièce. Jean-Marc celui que tout le monde invite, tout en sachant qu’il faudra le surveiller comme le lait sur le feu. Et ce soir, Jean-Marc a été fidèle à lui-même. Ni plus, ni moins. Dans un instant de silence, il a ouvert la bouche et a demandé.
Il a été difficile de faire comme si personne n’avait entendu. Les secondes, avant que les échanges entre les convives reprennent, ont semblé des siècles. Personne ne s’est tourné vers Paul et Tania. Personne n’a lancé un regard lourd de sens au fautif. Jean-Marc ne les comprend jamais et les accueille comme un encouragement à continuer la conversation.
Chacun a espéré que les deux hôtes n’aient rien entendu, qu’ils ne soient pas dans la pièce à cet instant précis. Tous ont maudit jusqu’à la généralisation des cuisines dites « américaines » qui ne permettent plus de se trouver à l’écart des invités.
Karine, comme à chaque fois, s’est dévoué et a entraîné Jean-Marc vers son sujet de conversation favori, les derniers résultats de l’équipe de foot dont il est le coach. Même si tout le monde était gêné, le sujet avait été verbalisé et n’était plus cette menace sourde. Il ne risquait plus de surgir à tout moment. Le monde ne s’était pas arrêté, la foudre ne s’était pas abattue. La bête n’était plus immonde et fantasmée, elle était réelle et de taille humaine. Il fallait juste estimer le temps nécessaire pour permettre au couple d’absorber l’onde de choc.
Tous estimait que Paul allait franchir le cap. Tel un vieux loup de mer ayant affronté tant de tempête, qu’un ouragan de plus n’était qu’un coup de vent. Le doute reposait sur les épaules frêles et le regard mélancolique de Tania. Personne n’ayant eu jusqu’à présent à tester sa capacité à faire contre mauvais vent bonne fortune.
Si bien que le coup de klaxon de Julien fut accueilli avec un soulagement immense. Le retardataire perpétuel allait faire les frais de ce tourbillon. Il allait être chahuté afin de redonner à cette soirée un nouveau souffle. Tous pouvaient désormais laisser aller leurs regards en tout sens. Les projecteurs étaient sur Julien. Les œillades furtives vers le couple n’avaient plus lieu d’être.
Du moins c’est ce que chacun a du espérer au moins une fois à ce moment là du repas. Mais comme après un revers inespéré de fond de court, Jean-Marc est remonté au filet. Sa constance n’ayant d’égale que sa faculté à mettre les pieds dans le plat. Cela paraît incroyable à la réflexion que nous continuions à l’inviter. Avions nous besoin d’une pythie pour agrémenter nos soirées ? Pensions nous être au-dessus des drames ? Ce que nous pouvions être insouciants.
Jean-Marc, le verre levé s’est tourné vers Julien et de sa voix forte, couvrant les nôtres, a demandé où était Marine. Il aurait pu se contenter de rire à la place. Il aurait du porter ce verre à ses lèvres et se taire. Nous avons tous tourné nos têtes vers lui et nous l’avons réduit en miette instantanément. Du moins, ce fut sans aucun doute notre intention commune.
Plus encore que Paul et Tania, Marine ne devait nullement être mentionnée. Elle n’était qu’une silhouette floue se posant sur nos silences. Une émanation d’une époque révolue qu’il fallait laisser là où elle était.
Nous avons regardé Karine mais elle n’allait pas être la bouée de secours. Elle passa son tour. Cela nous paralysa dans un premier temps puis la vague nous emporta vers Stéphane. Il était le dernier phare à pouvoir sauver de la noyade Jean-Marc qui découvrait l’appel des profondeurs.
Un fracas nous fit sursauter. Tania avait laissé échapper le grand saladier bleu. Ses yeux s’emplirent de larmes, elle porta les mains à sa bouche et quitta la pièce dans un flot de mèches blondes.
La mise à mort commença. Paul nous regarda de ses yeux rieurs qui n’avaient plus du tout envie de plaisanter et couru derrière Tania. Tous, mus par le même marionnettiste, nous nous tournèrent et avons laissé éclater notre colère tandis que Karine conduisait Julien en-dehors de la pièce.
Jean-Marc a fait disparaître de son visage jovial cet éternel sourire. Il a blanchi, difficile de dire si c’est parce qu’il venait de comprendre l’énormité de sa dernière question ou parce que nous lui faisions peur. Il a bafouillé, soulevé une épaule comme un enfant qui tente de minimiser une catastrophe. Mais nous n’avons pas désarmé, nous ne pouvions plus nous permettre de laisser passer une de ses bévues.
Les insultes ont plu, une bonne grosse giboulée de mars, pas un crachin breton. Plus nous les formulions, plus Jean-Marc prenait conscience qu’il avait plus que gaffé. C’était celle de trop, la fameuse goutte et les récipients débordaient de toute part. Nous n’avions plus de miséricorde à lui offrir. Nous étions froids et sourds à ses excuses maladroites.
Stéphane a pris la parole et a résumé notre avis commun. Jean-Marc devait rentrer chez lui dès maintenant. Pas le temps de trouver une excuse pour saluer tout le monde. Stéphane s’en chargeait pour lui. Inutile pour lui d’appeler le lendemain, Paul ou Julien. Il n’ajouta pas qu’il ne serait plus invité nous le savions tous, Jean-Marc aussi. La meute perdait un membre. La bande devait faire ce sacrifice pour exister encore. Il fallait une coupure nette et franche pour la survie du groupe.
Jean-Marc a quitté la pièce groggy, la violence de nos propos et de nos attitudes, l’avaient dessoûlé. Quand nous avons entendu la porte se refermer, nous avons repris nos rôles. Certains desservant, d’autres ramassant les morceaux de verre sur le sol tandis que Stéphane battait le rappel.
Karine revint les yeux un peu rougis, suivie d’un Julien vacillant, Déborah lui servit un verre tandis qu’Amélie le servait copieusement. Je trouvais une station de radio et laissais les notes faire leur œuvre. Paul et Tania entrèrent dans la pièce et reprirent leur rôle d’hôtes. Le temps était au pansage, à la sollicitude tacite et à la bienveillance. Le reste n’avait pas sa place. Jean-Marc était ostracisé pour notre survie. Les plats circulèrent, les bouteilles s’ouvrirent et les rires firent à nouveau leur apparition. La conversation reprit doucement. La soirée reprenait ses droits.
Je pensais sincèrement que nous avions traversé le pire. Je sais maintenant combien cela n’était rien comparé à ce que nous vivons aujourd’hui. Peut-être que si nous avions su, nous aurions fait différemment. Jean-Marc n’est jamais arrivé chez lui. Il a raté le dernier virage. Celui que nous descendions sur nos bicyclettes de gamins les cheveux au vent. Autour de sa tombe, nous nous sentons idiots et ça nous n’y avions pas pensé.