Passage
Orteil d’Or 2016 Passage Alain Créac’h
Passage
J’avais toujours aimé cette fin de quais, prolongée de délaissées et de friches oubliées de la ville. Cela sentait l’eau vivante. J’ai pris sur ma gauche le discret embranchement qui plonge pour rejoindre les bords de la rivière et continuer ses pavés chargés d’humidité et de ciel gris, vers des lieux emprunts de vague rêverie et de poésie. Cela convenait bien à mon humeur.
L’eau brune débordait de son lit en une mince pellicule, là, juste dans l’inflexion que fait le chemin de halage en passant sous le pont. La ligne tendue et familière de l’arche enjambait les remous et les tourbillons en aval des ruines de piles anciennes. Etrangement, au-delà, un autre pont, qui m’était jusqu’alors inconnu, le dominait de ses arches étroites. Sa chaussée invisible était couverte d’un toit de lauses que supportait une série d’arcades. Comme s’il s’agissait d’une gravure, un lointain de bâtisses intemporelles fermait la composition puis s’estompait en « sfumato ». Le chemin remontait puis, obliquant soudainement vers la gauche, il me mena dans une ruelle indécise, bordée sur sa droite d’immeubles bas à l’architecture incongrue, et dont les façades dégradées se devaient d’abriter toute une population d’êtres ignorés : condamnés immobiles dans une perpétuité de vétusté. Un homme en vêtements gris pendants et mous, me fit face. Il n’était pas hostile, simplement je sentis comme une mise en garde bienveillante : « Ne continue pas… ». Je l’écoutai. Déviant sur ma gauche, je retrouvai les bords de l’eau : rive de boue de vase et de roseaux morts. Je ne me pensais pas avoir traversé la rivière ? D’autres hommes étaient là, tout au bord, gris comme cet univers humide et privé de teintes. Ils me désignèrent un passage fait de planches et de pierres à la stabilité aléatoire, menant vers la poupe d’une longue barge de bois, plate et grisée par le temps, surmontée d’un long abri semblant tressé d’osier. Leur injonction sonnait comme un impératif absolu. Sur la veule arrière, entre des ombres immobiles, une porte étroite. Elle s’ouvrait sur une allée centrale fendant l’espace couvert. De part et d’autre, des tables flanquées de bancs formaient une longue suite de compartiments. Certains de ces passagers, comme de sombres silhouettes, se tenaient debout dans l’allée. D’autres étaient assises, formes grises, têtes baissées, comme fascinées par les plateaux de bois fatigué des tables. De tout cela émanait une profonde émotion faite de tristesse et de résignation, sans mot, sans odeur et presque sans couleur. Aucune phrase ne se distinguait par delà ce sourd murmure qui broyait tous les sons en une indéchiffrable bouillie.
Je louvoyais au centre de l’allée évitant les êtres immobiles. Seuls leurs regards suivaient ma progression vers l’avant du bateau. Au milieu de l’allée, comme au centre d’une place miniature, se dressait une sorte de haut poêle cylindrique. Sur la fonte froide, des récipients sans couleur s’accotaient au couvercle relevé ; ils étaient vides. Un personnage en blouson de cuir fatigué, me mit la main sur l’épaule : un sourire sans regard sous une casquette d’ombre. Je pris ce geste comme un encouragement presque amical, un réconfort compatissant: « vas, de tout cœur avec toi ».
Pourquoi ?
Le sol était de mauvaises planches, mon pas hésitait, subissant l’infime mouvement du roulis. A l’extrémité du bateau, d’autres personnes, elles aussi toutes de gris et d’ombre, attendaient on ne sait quoi comme prostrées autour de leur table. Je me suis assis entre elles sur une sorte de banquette au dossier fait d’une planche de bois insérée dans une serrurerie de fer rond. Devant nous, sur un support invisible, se dressait un grand plateau de laiton dont presque toute nourriture avait disparue. Ne restaient que des traces dorées dessinant des formes de pigeons. Seules quatre rates mal cuites présentaient leurs ventres blanchâtres encore maculés, aux creux des plis des pattes et de la tête, du rosé de leur sang. Un léger dégoût m’obligea de lever les yeux. Lors de ma progression, entre mon équilibre à maintenir et les regards biais de la petite humanité présente, je n’avais pas remarqué le plafond. La sous face du toit, constituée d’un habile et fin tressage de rotin, dorée comme du bon pain, était la seule note colorée de cet univers. Elle formait une croupe épousant la proue du bateau, dont les pans latéraux filaient de part et d’autre du faîtage, tout au long de l‘embarcation jusqu’à sa poupe. De longues perches irrégulières de bois patiné soutenaient la nervure centrale fléchissante. Une ombre, entreprit de la rectifier. L’être devait être une chose maladroite et flageolante, car cette imbécillité menaçait de tout faire basculer. Une femme m’appela d’un souffle : elle était grise, brune, sombre. Elle esquissa un imperceptible sourire ; « Le Passeur vous demande sur la veule arrière : vous le reconnaîtrez son visage n’a pas de nez.». Il n’y avait pas de menace ; une simple information qui me délivrait de la crainte dérisoire, d’être piégé sous l’affaissement de la toiture. Je parcouru l’allée centrale, louvoyant silencieusement entre les formes statiques dont les regards, à nouveau, me suivaient. Sur la plateforme de poupe, parmi l’assemblée des ombres immobiles hésitant entre chair et pierre, je le reconnus : une main posée sur le bastingage, le même sourire figé que son émissaire, et comme posant en majesté pour un peintre invisible. Il était le plus grand, le plus maigre, le plus effrayant. C’était un haut personnage au visage d’ombre, aux longs cheveux blancs sous le feutre noir, couvert d’un linceul noir. Il était le Maître de ce que j’avais imaginé être une barge et qui n’était autre que la Barque de la Nuit. Il était le Passeur ! Nos regards se rencontrèrent, le sien était sans fond. D’un geste impératif, il se contenta de me désigner une interruption dans le garde-corps. Deux larges planches de bois gris usé, s’avançaient sur l’eau brune : inéluctable chemin pour une destination ignorée. J’ai fuis, comme aveuglé de terreur, traversant d’un bond, cette seule issue possible.
La berge était toujours aussi boueuse, les pierres humides assaillies d’algues vertes et sur les planches mal assurées et branlantes, des teintes légères de gris et de brun apparaissaient.
La fantastique embarcation que je pensais échouée, n’était que tapie sur le bord des eaux noires.
Elle quittait la rive sans bruit ni remous ; comme mue par quelque sortilège.
Elle me laissait.
Nous n’avions pas rendez-vous.
Pas encore !
Elle traverserait le fleuve…
Vers où ?
Je pense toujours à toi, à tous ces êtres passés, passagers du bateau de nuit, le « Bag noz », qui nous mènera de l’autre côté… l’autre côté de quoi ?
Peut-être le sais-tu, aujourd’hui, et pour toujours, toi que je n’avais pu imaginer un seul instant, présente sous l’osier et le rotin du bac ultime, toi qui peut-être m’avais fait un tout petit signe…
Je n’aurais pu le voir.