Du bon usage des gémissements de rêves négligés

Du bon usage des gémissements de rêves négligés

Identifier, recueillir, conserver, utiliser.

La présence des rêves négligés se traduit par un phénomène d’indicible angoisse avec répercussions physiques ou psychiques – parfois associés – dont les formes visibles peuvent être confondues avec des symptômes allant de l’hilarité excessive à la constipation chronique.

Les rêves négligés sont, le plus souvent, très profondément enfouis sous le sable du temps. Il est donc pratiquement impossible de les repérer, et seuls de pathétiques gémissements trahissent leur présence en vous. Ce sont ces derniers, et eux seuls, qui vous permettront de les identifier et de les recueillir, de les conserver afin d’usages aussi variés que ceux évoqués de manière non exhaustive, ci-après.

L’heure où gémissent les rêves négligés se situe aux alentours de minuit-peut-être dans la variété de l’âge. C’est le moment le plus favorable pour les recueillir. Il est absolument indispensable d’être seul ou, éventuellement, mal accompagné. L’endroit importe également, mais il peut varier selon la personnalité du cueilleur.

On choisira de préférence un lieu proche de ses nostalgies, ce qui offre un champ de possibilités suffisamment étendu allant de la table de bistro aux bords de canal en passant par son propre lit ou la litière des vaches à Jojo. Je me permets d’insister sur l’isolement indispensable de l’individu, qu’il soit mâle ou femelle, et ce d’autant plus s’il s’agit d’un lieu public encombré d’une foule innombrable. L’immobilité est le plus souvent requise, mais de rares personnes peuvent effectuer des affuts mobiles, soit en marchant lentement, le corps penché en avant et le regard à terre, soit en se laissant dériver sur une barque dans les brumes montantes du soir tombant sur les roseaux à peine agités bruissant sous la lune.

Pour une efficacité maximum, il est souhaitable d’utiliser des appeaux.

On en distingue trois sortes : les appeaux sonores, les appeaux visuels et les appeaux sensibles. Parmi les appeaux sonores, on trouve certains instruments de musique dont l’alto, le violon et parfois la flûte ; les sanglots peuvent aussi faire l’affaire, la poésie déclamée et les discours politiques également. Dans les visuels nous avons : les lettres manuscrites en fonction de leur contenu (l’amour, quel qu’il soit est très efficace), les photographies sur papier, les traces sur un mur nu ou les ruines sous le lierre. Pour les sensibles, cela va de l’odeur du ragoût de mouton sur la fonte d’une cuisinière au parfum maternel en passant par le toucher de la soie d’une petite culotte. Bien entendu, plusieurs de ces leurres peuvent s’additionner. Par exemple la lettre d’amour manuscrite associée une mélodie d’orphéon dans une odeur de choucroute est particulièrement recommandée pour faire revenir ce rêve de la Gretel (ou du Hansel) que vous aviez négligé et dont les gémissements reviendront bercer votre mélancolie.

Mais dans tous les cas, un traitement est indispensable. Sans ce dernier, rien ne serait réellement satisfaisant.

Lors de leur capture, les rêves négligés sont en général extrêmement fripés et leurs gémissements ressemblent plus à des râles poussifs d’agonie douteuse qu’à des plaintes hurlant un incommensurable désespoir. Il s’agit alors de les remettre en forme.

Ici, les recettes varient selon les pays. En Ecosse, les rêves négligés sont arrosés de whisky, insérés dans une cornemuse à l’intérieur de laquelle ils marineront durant quarante jours avant d’être restitués à leur auteur, dans les landes violacées de bruyère des Highland. En Bretagne, je conseille une odeur de crêpes associée au Chouchen et au bigorneau. En Bourgogne le bouquet de l’Époisses, le nez d’un Chablis au son de « Cadet Roussel a trois maisons » fera l’affaire. Bien entendu chacun pourra expérimenter ses propres recettes.

Sitôt les rêves négligés gémissants, je vous conseille de bien les apprivoiser : ceux-ci pourraient devenir extrêmement dangereux, voire mortels ; leur toxicité peut égaler certains champignons comme l’amanite phalloïde et leur sournoiserie, celle de la hyène. Je ne peux donc que renouveler ma mise en garde en vous recommandant d’éloigner de vous, pistolets, cordes, bouteilles de gaz, fenêtres du treizième, trolleybus et épinards en boîte.

Certains rêves lourdement chargés de regrets se conservent parfaitement grâce au sel des pleurs et des larmes. Il sera alors indispensable de les faire dessaler durant parfois des heures avant d’en tirer le moindre son. Mais votre patience sera alors largement récompensée par la pathétique et prégnante dramatisation des gémissements qui alors vous envoûteront.

Les rêves imparfaitement négligés ne restitueront que de lamentables plaintes sans aucun effet émotif.

Ces consignes parfaitement respectées, vous disposez alors de rêves négligés en parfait état et prêts à être utilisés. Leur consommation ainsi que leur utilisation doivent cependant restées modérées.

La consommation idéale a lieu, à l’heure dite, sur le site de piégeage ou de cueillette ou de pêche. Ils prennent alors toute leur noire saveur et peuvent gémir durant de longues minutes, voire des heures. J’ai connu des gémissements de rêves négligés qui, dans des circonstances favorables, ont continué à hurler leur souffrance durant trois minuit-peut-être !

Outre le romantique plaisir, un peu égoïste de leurs lamentations, les rêves négligés s’avèrent de la plus haute utilité. Et je ne pense pas seulement là aux scènes de ménages au sein desquelles, lancés opportunément lors d’un crescendo, ils sont du plus bel effet.

Permettez-moi de vous recommander l’usage des gémissements de rêves négligés lors de vos écrits ou de vos poèmes. Imprégnez-en vos mots les plus intimes, les plus secrets. Ils graveront au sein de l’âme du lecteur, l’éternel déchirement d’impérissables émotions. Pour ceux qui sur scène pratiquent le drame, leur restitution sera portée si haut et si fort lors de vibrants hurlements chargés d’indicibles tourments, qu’elle marquera, comme au fer rouge, de ses douloureuses résonances, le cœur mortifié du spectateur.

Ici aussi la prudence s’avère de mise face à certains publics particulièrement émotifs dont on pourrait augurer la fragilité.

Les gémissements des rêves négligés ne sont efficacement utilisables qu’à leur heure, et uniquement à leur heure.

A ce propos, je vous rappelle l’importance de la dite heure : minuit-peut-être.

Cela nécessite une harmonisation de votre horloge biologique sans, bien évidemment, tenir compte des changements artificiels de l’heure.

Les gémissements de rêves négligés se conservent sur les étagères du passé, bien à l’abri de la lumière du présent, au plus profond de la mémoire. Correctement traités selon les indications ci-avant, vous pourrez les exhiber facilement et à tous moments, sans qu’il soit nécessaire de les attraper de nouveau, ni de les traiter tel qu’il est décrit précédemment. Ils resteront prêts à l’emploi et leur voix immense restera intacte dans la violence d’une fantomatique tornade, toute imprégnée de larmes infinies, arrachant les cœurs, brisant les espérances, mordant les âmes désemparées et les envoyant en un perpétuel tourbillon, se perdre dans une nuit déserte et sombre.

Alain Créac’h Prix spécial du Jury  Orteil d’Or 2015