Séléna

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23 / 06 / 2015
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OO2015 01

Séléna

…à l’heure où gémissent les rêves négligés.

Ainsi se terminait la dictée ce matin-là. Avant le point final, Séléna est revenue sur le mot rêves pour y déposer un accent circonflexe.

La prof de Français, de sa belle voix bien timbrée, a relu le texte lentement en marquant la ponctuation. Puis elle a ajouté : « à l’heure où gémissent les rêves négligés, cela pourrait être un alexandrin. Un alexandrin est un vers de douze syllabes. »

C’est joli, ces ailes sur rêves, s’est dit Séléna. Et elle a commencé à chercher d’autres mots ailés. Puis elle s’est demandé quel Alexandre avait donné son nom à un vers de douze syllabes, car des Alexandre il y en a plusieurs dans le dictionnaire. Elle a dérivé sur Alexandrie… son phare, une des sept merveilles du monde, sa bibliothèque, le delta du Nil, L’Egypte, Isis, Alexandrine, Sandrine, Osiris…

« Séléna, levez-vous et répétez ce que je viens de dire ! »

Misscarré, cette odieuse personne toute en angles et segments de droite, interpelle Séléna.

C’est qu’à l’heure de Français succède un cours de math et le cahier de dictées de Séléna est encore ouvert.

« Vous me recopierez vingt fois… »

(Carré, ce nom lui va trop bien ! pouffe silencieusement Séléna)

Ces deux-là ne s’aiment pas, surtout après l’incident des X et Y qui aurait pu avoir des conséquences graves sur la scolarité de Séléna. Ce jour-là, il fallait chercher X pour trouver Y, ou l’inverse. Séléna a levé la main pour demander :

« majuscules ou minuscules ? »

Incompréhension de Misscarré. Totale, vus la hauteur prise par les sourcils sur son front et le 0 de sa bouche.

« Parce que, a poursuivi Séléna, dans le dictionnaire les mots avec majuscules sont séparés … »

Elle n’a pas pu achever sa phrase.

Misscarré, persuadée d’une intention délibérée de la ridiculiser, a demandé l’exclusion de Séléna. Sans la médiation de madame Lamaison, la prof de Français et prof principal, elle aurait été sévèrement punie. (auprès d’elle, Séléna se savait à l’abri sous son toit.)

Madame Lamaison avait rassuré les parents, se disant convaincue que Séléna avait un potentiel…On n’avait pas très bien su ce que contenait ce mot.  Que son heure viendrait. « Vous verrez, elle vous surprendra. »

Séléna et moi avons suivi la même scolarité du CM2 à la terminale. Elle est ma meilleure amie et je suis sa meilleure amie. Je n’en doute pas, parce que je suis la seule à connaître son secret :

Séléna est collectionneuse de rêves.

Elle a souvent des « absences », elle s’évade quand un cours, une conversation ne l’intéresse pas, tout le monde le sait. Ce que l’on ignore c’est que pendant le sommeil de la nuit elle rêve beaucoup et que dans des cahiers elle note ses rêves avant que la lumière du jour les efface. Je suis la seule au monde à avoir eu le privilège de feuilleter ces cahiers. Elle a commencé à la naissance du dernier petit frère, elle devait avoir dix ans. Parfois elle y joint des dessins au crayon de couleur, comme lorsque de son lit elle a vu le soleil se lever sur une mer violette.Certains sont agréables, parfois drôles. Elle adore ceux où elle vole. Elle plane, prend de l’altitude, descend en piqué, remonte, à volonté. Ou bien elle rebondit très, très haut, plus2 haut que le mur du jardin. Elle en profite pour voir ce que font ces voisins dont on lui a dit de se méfier. Délicieuse, voluptueuse, apesanteur.

Mais très souvent, du sommeil elle émerge épuisée, apeurée. De la tonalité de ses rêves dépend la qualité de la journée à venir.

Elle a vu la forêt s’embraser, les flammes, poussées par le vent, s’approchant de la maison, la fuite éperdue « des hôtes de ces bois ». Et la fuite de tous ceux qui ne sont faits ni pour voler ni pour courir….

Aux côtés d’Ulysse, elle est tombée « de Charybde en Scylla ».

Sous ses pieds la terre a tremblé, s’est ouverte. Au fond d’une longue crevasse dont les lèvres s’écartent bouillonne le magma rouge. La chaleur lui a sauté au visage et l’a brûlée.

Dans une clairière, un élégant pavillon. En lettres de fer sur la grille d’entrée : BRETEUIL Une foule silencieuse et lente, en file indienne, vient s’incliner devant une cage de verre, où, sur un coussin de velours violet, étincelle le « maître étalon ».

Sous la fenêtre de sa chambre ont disparu les toits de tuiles et la barre de douze étages. Une montagne immense et glacée occupe tout l’espace tandis qu’elle s’entend répéter mécaniquement « le Mont Blanc culmine à 4808 mètres ».

Sur la scène d’un grand théâtre elle est Agnès, soudain pétrifiée, sidérée, foudroyée. Aucun son ne sort de sa bouche. Pourtant elle articule, ses lèvres bougent. Elle voudrait fuir, ses jambes sont lestées d’une tonne de plomb. Pourquoi est-il si difficile de dire : « le petit chat est mort » ?

Un ours des cavernes, un tigre du Bengale, des loups noirs, le yéti la poursuivent. Elle court, tombe, crie, se débat…et se réveille.

Sur l’eau noire du lac elle a vu flotter la robe blanche d’Ophélie souillée par la vase, les longs cheveux blonds dénoués mêlés aux algues visqueuses et le visage pâle, maculé de boue, éclairé par un rayon de lune

Mais où est passé le petit frère ? Il ramassait des coques à côté d’elle cet après-midi d’été en Vendée. La marée commence à monter. On dit qu’au passage du Gois elle avance à la vitesse d’un cheval au galop. « Pierre ! Pierre !! Pierre !!! la peur au ventre… les larmes…

Je n’ai pas eu accès à tous ses rêves. Je n’ai pas insisté car chacun a droit au respect de sa part d’ombre.

Ensemble nous avons tenté de découvrir leur origine, de leur donner un sens. Mais nous n’étions pas des « psy ». Est-ce des rêves de Séléna qu’est née, plus tard, ma vocation ?

Sur la première page d’un de ses cahiers elle avait écrit, en belles lettres et à l’encre de chine, la phrase finale de la dictée qui parle de rêves négligés car elle lui plaisait beaucoup. Moi, je ne l’appréciais pas, l’estimant ampoulée et ridicules ces gémissements. Les rêves négligés, dit Séléna, sont enfouis dans les ténèbres de la nuit noire et ne peuvent remonter à la surface, toujours nous les ignorerons. Ils ne sont donc pas consignés dans ces cahiers. Depuis la fameuse dictée, lorsqu’une des marches de l’escalier grince sous nos pieds, nous disons que les rêves négligés gémissent !

Séléna n’aimait pas son prénom, elle aurait préféré Hélène, mais ses parents avaient choisi Séléna à cause de la sœur de sa grand-mère maternelle. Par delà les générations cette grand-tante a laissé le souvenir d’une femme cultivée, probablement belle, élégante et surtout à la forte personnalité. Célibataire et sans enfants par choix, on transmet qu’elle « avait su mener sa barque », qu’elle « était en avance sur son temps », traits d’un caractère bien trempé qui, à son époque, lui avaient sans doute valu maintes critiques…Mon amie ne se reconnaissait pas dans cette sorte de légende familiale. Sous ce prénom peu commun, moi je voyais se dessiner le profil de Séléné, déesse de la lune et je trouve qu’il va bien à la petite fille qui côtoyait les étoiles.3

Après le bac, j’ai quitté notre petite ville pour rejoindre une faculté tandis que Séléna est restée. Elle est entrée dans « la vie active » comme on dit. Un emploi à la bibliothèque et à la mairie. Aux archives. Une chance, dit-elle. S’il lui arrivait de « s’absenter » personne ne le savait et elle pouvait continuer à couvrir des cahiers du récit de ses rêves. J’étais un peu triste de voir mon amie se contenter de ce sort banal. Je crois qu’elle rêvait sa vie plus qu’elle ne la vivait.

Quelques années plus tard, répondant à une offre publicitaire, elle était partie aux Antilles pour deux semaines de vacances. Ses rêves furent-ils plus ensoleillés et sereins à son retour ? Elle a pris d’autres vacances au loin, quand ses finances le lui permettaient, changeant chaque fois de destination.

Un beau jour, dans des cartons elle a rangé tout ce que contenaient armoire, commode, étagères. Elle est partie, n’emportant que sa collection de rêves. Elle m’a laissée de longs mois sans nouvelles.

Notre correspondance a repris.

Séléna vit dans une île du Pacifique, au large de l’Australie, elle peint le jour de très grands formats vibrants de couleurs chaudes, écrit la nuit, partage son logis baptisé « Maison de la Lune » avec un compagnon très exotique (sic), pêcheur et peintre, appelé Hélios. Séléné, la déesse, n’est-elle pas la sœur du dieu de la lumière, du soleil ? Elle rêve beaucoup moins. Pas le temps !

Elle avait déjà écrit des contes et quelques nouvelles avant son départ. Sur son île elle a mené à bien plusieurs oeuvres où se mêlent mythes océaniens et souvenirs de ses rêves. L’une d’elle a été sélectionnée récemment pour le prix du livre France-Inter. Aux dernières nouvelles, elle me dit sa joie : l’animateur d’une émission littéraire de la télévision, programmée le jeudi soir, l’a contactée. Il souhaite la rencontrer. La consécration !

Si je ne tenais pas dans mes mains ses deux derniers romans, je pourrais croire que je rêve.

Ou croire que Séléna me raconte son rêve de la nuit dernière.

Je lis et relis les dédicaces et, sur les pages suivantes, ces mots : A Mirabelle, à J. Lamaison, mes amies…

Séléna n’aura pas d’enfants. Il est trop tard. Elle n’en a pas de regrets. Elle dit que c’est très bien ainsi.

La Loutte

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