Le Coffre du désert
Mon adjudant-chef, quand sa dose de pastis pur faisait le vide dans son esprit, devenait inquiet et même tremblant.
Nous étions au régime du « prêt franc » qui confiait à chaque soldat une somme d’argent assez importante pour subvenir à la réserve du fusil, au chameau (qui était en fait un dromadaire) et à quelques outils et vêtements déterminés.
Inutile de dire que tout s’usait jusqu’à la corde. La nourriture était gratuite, et certains économes allaient, bien que rarement, visiter le bordel omniprésent.
La cantine de l’adjudant-chef servait de réceptacle à la grosse somme, et les expéditions à nos divers postes était sa hantise.
J’occupais le rang d’homme de confiance, et dès le matin il m’interrogeait, répétant longuement ses questions
- Le réservoir est-il plein d’essence ?
- Il l’est mon adjudant.
- L’huile est-elle remplie ?
- Elle déborde mon adjudant.
- Les pneus sont-ils neufs ?
- Je m’en suis assuré mon adjudant.
Le véhicule tout terrain était équipé d’un fusil mitrailleur.
- L’arme est-elle chargée ?
- Elle l’est mon adjudant.
- Le tireur a-t-il bu ? demandait-il après son quinzième pastis.
Le tireur c’était moi.
- Je n’ai bu que de l’eau mon adjudant. (ce qui n’était pas tout à fait vrai)
Et la litanie reprenait : l’essence, l’eau, l’huile, le fusil mitrailleur, les pneus, la cantine remplie…
Enfin, nous partions, et dans la journée, le calvaire de l’adjudant-chef s’aggravait. Il expédiait lettre sur lettre pour obtenir une troupe plus nombreuse et un moyen de transport plus sûr, hurlant, sacrant et augmentant sa dose anisée quand personne ne répondait à ses oukases.
Un jour pourtant, la vue portait loin au Sahara, nous vîmes arriver une extraordinaire expédition qui cheminait lentement sur la tôle ondulée de la piste. C’était un convoi du Génie formé d’énormes camions, hérissés de grues et d’appareils démesurés. On venait livrer un coffre fort. Et quel coffre !
Je travaillais dans la banque et bien sûr avais déjà vu de gros coffres, mais celui-ci était monstrueux, cyclopéen.
Dix mètres de hauteur et un blindage d’acier marmoréen.
Les clés en avaient été oubliées.
Quand on le hissa, un bruit mou se fit entendre à l’intérieur.
- Des piastres ! fit un officier qui avait fait l’Indochine.
Nous logions sous la tente. À quelques temps de là, on nous construisit, à quelques kilomètres, des logements en dur où nous nous installâmes.
Nous, mais pas le coffre que le Génie et ses puissants engins ne parvinrent pas à déplacer à nouveau. Et puis, pourquoi déplacer un coffre inutilisable ?
Notre adjudant-chef reprit son véhicule et son fusil mitrailleur – que personne jamais n’entendit tirer – augmenta sa dose quotidienne et tout se réinstalla dans le meilleur des mondes.
Entre Ouargla et Hassi Messaoud, dans les dunes qui fument au vent d’Afrique, se dresse toujours un énorme coffre-fort, immuable et inviolé.
Les caravanes qui le côtoient doivent y lire le Coran, peut-être y brûle-t-on de l’encens et à son propos cite-t-on la charia ?
Septembre 2014- Fragments – Jean Jacques L
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