Bichette
C’était une amie d’enfance et plus encore ! Elle faisait partie de la famille, vivait quasi sous le même toit, connaissait tous les gens de la maison, partageait leurs multiples tâches ; son côté charmeur et affectueux nous émouvait autant que son intelligence et sa fidélité.
Nous, enfants, avons grandi autour d’elle ; elle, savait nous trouver ; elle attendait à la porte de la cuisine le morceau de sucre qu’elle retirait doucement de notre main ; le contact avec ses naseaux nous impressionnait ; si elle avait pu, elle serait rentrée dans la maison ; brave Bichette, il ne lui manquait que la parole.
C’était surtout mon père qui veillait sur elle, lustrant sa belle robe brun-rouge, brossant avec soin sa crinière noire et brillante, cirant ses sabots sans oublier de vérifier les dessous des pieds qui auraient pu être blessés par quelque silex tranchant ou par un fer perdant ses clous usés ; c’était lui aussi qui changeait sa litière toujours faite de paille propre et lui donnait sa nourriture : dans l’auge de pierre, un compartiment pour l’eau claire, un autre pour l’avoine concassée, un troisième pour la betterave et dans le râtelier, une botte de foin odorant descendue du petit grenier au dessus de l’écurie ; notre jument Bichette aux grands yeux doux était une vraie princesse ; jamais malmenée, jamais battue, toujours bien traitée !
Son travail le plus important : les tournées. Attelée au « quatre-roues » commercial, camionnette de l’époque, sous la conduite de mon père, elle partait d’un bon pas vers l’un ou l’autre village voisin pour la vente de vêtements de travail, tissus de toutes sortes, chemises, ceintures de flanelle etc…
Au sortir de la cour, vers 10, 11h, mon père qui avait pris un rapide repas, annonçait à Bichette la direction à prendre : « Allez, hue ! Bichette, on va à Poilly ! » et sur les routes caillouteuses d’autrefois on entendait de loin le pas de Bichette et les quatre roues, deux grandes à l’arrière et deux petites en « traction avant » qui se traçaient un chemin ; la plupart du temps, mon père marchait à côté de la jument et lui parlait ; il montait rarement s’asseoir à l’avant de « la voiture commerciale hippomobile » sauf pour se mettre à l’abri quand le temps était vraiment mauvais et toujours après avoir recouvert le dos de Bichette d’un caparaçon protecteur.
Après avoir parcouru les quelques kilomètres de route à travers la campagne, Bichette reconnaissait les premières fermes et entrait dans les cours, (sans klaxonner), autour de midi, à l’heure où les femmes de la campagne revenaient des champs ou du jardin pour faire la cuisine. Et la vente commençait ou alors il fallait prendre des commandes après consultation d’échantillons ; les choix prenaient parfois beaucoup de temps ; on tâtait le morceau de tissu, on comptait les fils au centimètre carré avec le précieux compte-fil , on choisissait la couleur , les motifs , la largeur de l’étoffe et l’on repartait vers d’autres clients jusqu’au soir à l’heure où l’on dîne à la campagne ; les retours de tournée se faisaient parfois très tardifs et à la maison, on s’inquiétait surtout en hiver par temps de neige ; mais Bichette retrouvait toujours son chemin dans la nuit et sitôt arrivée à la maison, la voiture rentrée à l’abri, le falot éteint, la jument vite dételée rentrait dans l’écurie où il faisait chaud ; mon père la bouchonnait avec de la paille avant de se mettre lui même au chaud. Bichette trouvait dans l’auge l’avoine que, nous les enfants, avions concassée et le foin dans le râtelier. Quelques tapes amicales sur les flancs de Bichette puis repas et repos ; demain, il faudra recommencer !
Nous étions souvent couchés avant le retour de notre père ; maman veillait, lisait, et se tourmentait , craignant des difficultés sur la route ; cependant elle faisait confiance en notre Bichette capable de retrouver son chemin même si son maître somnolait dans la voiture ; quelquefois l’arrêt chez un client se prolongeait ou bien « Marius » n’avait pas résisté à la tentation de faire une belote avec des amis d’enfance sans penser au souci que cela occasionnait pour ceux qui attendaient son retour.
Bichette savait aussi tirer la charrue et tracer les sillons dans les vignes, les champs de pommes de terre et d’asperges ; à la saison des foins ou des moissons elle emmenait vaillamment la charrette bourrée d’herbes sèches et odorantes ou de gerbes de céréales ; elle transportait les tonneaux pleins de raisins de la vigne jusqu’à la maison.Parfois pour aller jusqu’à Neuilly, distance : 6 km, toute la famille s’installait dans la calèche, voiture à deux roues et réservée aux sorties, pour aller voir oncle et tante qui nous avaient invités à un repas de fête ; le retour était souvent tardif et nous les gamins, bien emmitouflés et tassés les uns contre les autres, nous arrivions à la maison à moitié endormis ; Bichette, plus pressée que nous, avait poussé son petit galop pour aller vite se restaurer.
Et même en juin 1940, elle nous a accompagnés sur les routes de l’exode, un peu affolée de se trouver dans une cohue inhabituelle .
Pendant l’Occupation, plus de marchandises de qualité ; sont apparus les syntétiques que mon père se refusait de présenter à ses clients ; fatigué, il arrêta les tournées et notre Bichette continuait seulement son travail de campagnarde ; elle vieillissait, elle aussi ; les forces ont fini par lui manquer et la paralysie l’a condamnée à l’inactivité et la souffrance, jusqu’au jour où… elle a fini « bête de boucherie »
Chacun a souffert en silence, les larmes ont coulé après le départ de notre Bichette irremplaçable ! Aujourd’hui, son écurie est une salle d’eau et son auge de pierre péniblement transférée dans la cour est devenue une jardinière fleurie rappelant bien des souvenirs !
03 juin 2014 – Fragments – Marité G.
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