L’Abel vit…
Je m’appelle Abel, je viens de naître à la clinique Paul Bert à Auxerre. Papa et maman ne distinguent pas encore la couleur de mes yeux que je sais verts.
Je prends aujourd’hui les paris sur la couleur de mes cheveux, encore inexistants sur mon crâne fragilisé par les forceps de la sage femme.
Mon frère Eugène rigole en m’entendant pousser des cris, sous l’oreiller qu’il presse contre moi, pendant que nos parents sont partis avec le médecin.
Avant d’expirer mon dernier souffle, je dispose d’un peu de temps pour imaginer ce que serait ma vie sans cet oreiller.
D’abord, j’oublierai cet épisode d’étouffement, mais je me demanderai souvent, au cours de mon enfance, pourquoi mes parents m’interdisent toujours de jouer seul avec Eugène. Dans le cour de l’école pourtant, il sera mon garde du corps à l’école et je ne craindrai jamais ses congénères. D’ailleurs, je profiterai bien de la situation : souvent, je provoquerai les grands afin d’admirer Eugène se débattant pour me défendre.
Pour l’heure, c’est moi qui me débat en vain.
Pendant notre déménagement à Autun, mes parents loueront une estafette qui me permettra de devenir «conducteur mineur d’estafette» à Autun, comme le titrera la gazette locale du Bas-Morvan. Car après avoir vidé le fourgon, je me faufilerai à la place du conducteur, et, desserrant le frein main, le véhicule descendra la pente d’accès à la maison. Je prendrai donc le volant à deux mains pour éviter le fossé en contrebas et poursuivrai sur la départementale.
Ah mais, çà serre! Oh, ma tête!
1981 : 10 mai. Maman rentrera de son travail après vingt-deux heures.
23 heures: Sonnette. Mon père ouvrira la porte.Deux gendarmes et le Maire seront devant lui. Maman ne rentrera pas ce soir ! Elle ne rentrera plus…
J’aurai du mal à continuer jusqu’au bac.
Jusqu’au moment où je rencontre Lorraine, en classe de Terminale. A ce moment,
je crois vraiment que j’ai sorti la tête de sous l’oreiller.
18 septembre 2012 – Textes courts – Jean-Michel Kerne
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