L’Orteil d’Or
Mathurin était là, assis sur les pierres usées du perron de sa maisonnette, à l’ombre de la belle glycine que son grand-père avait planté. Il entamait son deuxième paquet de cigarettes. Il pensait à son passé, une mère effacée, un père décédé lorsqu’il avait trois ans. Il pensait aussi au présent. Il venait d’être licencié sous prétexte qu’il arrivait toujours en retard au boulot. Est-ce que c’était de sa faute à lui s’il avait besoin de dormir longtemps ? Il se demandait quel pouvait être son avenir.
Une malédiction pesait sur lui. Il se sentait mal, affligé, inutile. Perdu dans sa mélancolie, il ne vit qu’au dernier moment le vieux Philomène, le sorcier des étangs, qui remontait la rue des lilas avec sa canne noueuse en bois de lierre. Il s’arrêta à son niveau : « Te voilà bien seul Mathurin ! A quarante ans, on se met en quarantaine. » Mathurin ne daigna pas lui répondre. Quel con ce vioque !
« Pour arracher les chardons qui te brûlent le cerveau, il faut y planter un chêne. Viens me voir à la cabane, je fais les arbres généalogiques. »
Ces paroles le troublèrent mais le temps qu’il lève les yeux, le bonhomme avait disparu. Mathurin veilla tard et dès le petit matin, il sentit un drôle de courant dans les jambes qui lui donnait de l’ardeur. Il partit par les chemins, puis les sentes, s’enfonça plus profond, se griffa aux ronces, gifla des branches souples, craqua des fagots. Il finit par trébucher sur des racines et déboula dans une clairière . En bordure, un taudis moussu se devinait à peine. Philomène y trônait, portant sur ses épaules la force de la sagesse. Il alimentait un feu sur lequel sifflait une bouilloire.
« Je t’attendais » dit-il en lui tendant un bol ébréché plein de café. Mathurin s’assit sur un gros rondin et aspira bruyamment le breuvage. Ils réchauffèrent tous deux leur regard aux flammes et s’enveloppèrent de silence.
L’ancien finit par le rompre d’une voix terreuse : « Reviens demain, je te dirais qui tu es.»
Une fois chez lui, Mathurin s’allongea sans faim. A la fraîche, il reprit la route au hasard et erra jusqu’au crépuscule picorant des baies et des champignons deçi delà. Les lumières dansantes du camp le guidèrent vers le vieillard qui remuait les braises avec son bâton.
« Je vais te conter la légende de l’orteil d’or…
Dans un hameau lointain, en un temps où les paysans ne savaient que parler, une histoire naquit au coin de l’âtre un soir d’hiver. On y vivait surtout des vignes, de quelques poules et d’un peu d’orge. Faute de mieux, les villageois se délectaient des aventures d’Adémar et de Perrine qui vivaient pieds nus et en haillons, n’avaient que quelques ceps de raisins et une basse-cour qui s’égaillait dans les sous-bois. Elle entretenait le foyer, lui ramassait les bûchettes. Une volée de marmots dansait autour, vêtus comme des gueux, le ventre toujours plein et la mine réjouie. Personne au village n’avait jamais vu le couple à la tâche si bien qu’on leur prêtait quelque don de sorcellerie. Mais on aimait surtout à en rire en évoquant leur lopin minable pris dans les ronciers. C’est ainsi qu’on désigna l’endroit ‘’ La treille qui dort ‘’. Puis de bouches tordues en oreilles sales, le nom se déforma et devint ‘’L’orteil d’or’’, tu sais le lieu-dit en friche impénétrable derrière chez toi, et leurs habitants ‘’Peu de jus’’.
Mathurin Poudiu apprécia la pause pour savourer l’histoire.
« Ce sont tes aïeuls, la famille la plus ancienne des lieux ».
Après un moment, quand il sentit que son auditoire était à nouveau capable de l’entendre, l’enchanteur poursuivit : « Un jour, je croisais dans le labyrinthe de feuillus, un citadin qui avait suivi abeilles et papillons. Le nez en l’air, il s’extasiait des habitants de la canopée, oiseaux et écureuils, lézards et grenouilles coassantes parfois. Il avait le goût de parler et la curiosité d’un enfant qui découvre un monde merveilleux. Il venait de la grand ville et avait grandi entre les murs sales, dans le tourbillon des voitures et l’odeur du goudron. Il s’enivrait des parfums du bois : l’arôme d’amande amère de la fleur d’aubépine qui se mêlait au piquant de l’aïl des ours, aux anis des rosées et aux sucres des résineux. Le poivré des feuilles froissées et l’acidulé des baies, l’effluve capiteuse de soufre, de foin et de terre lourde propres aux forêts embaumaient sa promenade… Toutes ces senteurs lui mettaient l’eau à la bouche et lui emplissait le nez d’une volupté nouvelle. Tout l’envoûtait et il me questionna des heures sur les secrets des taillis. On en vint à parler de tes ancêtres et il se délecta de leur vie. Bien plus tard, il revint en pèlerinage et m’expliqua qu’il avait réuni un groupe de poètes qui fabriquaient des contes. En hommage, il l’avait baptisé ‘’L’orteil d’or’’.
Mathurin sentit le velours d’un miel crémeux lui descendre dans l’âme. Il quitta Philomène le grand, porté par des nuées, paisible comme il ne l’avait jamais été. Tout était enfin clair pour lui, sa route était dégagée. Il n’avait plus besoin de fumer, il n’avait plus besoin d’être triste. Désormais, il se laisserai guider par son atavisme.
Et il devint Mathurin le vaurien, ‘’ L’homme qui ne faisait rien’’.
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