La légende de l’Orteil d’Or
Manon regardait fixement la statue, un moustique bourdonnant dans son oreille. Elle essaya de le chasser d’une main distraite, ne remarquant pas qu’il s’était déjà posé sur son bras pour sucer son sang. Elle ne fit pas plus attention à la sueur de fin de journée qui coulait sur son front constellé de taches de rousseur. Non, l’attention de Manon était toute entière dirigée vers l’objet de ses fantasmes.
Elle l’avait enfin trouvée. La statue du Dieu Ormosis, dieu perdu de la mythologie égyptienne, grand trésorier du panthéon. Dieu de l’or et des richesses. Il n’y avait que quelques minutes qu’elle était parvenue à le mettre au jour, à force de coups de pioche et de pelle. Mais elle y était parvenue. Elle avait soigneusement nettoyé son corps de pierre à l’aide de ses pinceaux, retiré toute la poussière dont elle était capable, malgré ses mains tremblantes d’excitation. Son regard était dirigé vers les pieds de la statue. Elle cherchait des yeux l’éclat de lumière qui aurait dû s’imposer à elle, ses pupilles allant de droite à gauche et de gauche à droite, en vain. La pierre était désespérément terne. De la roche et uniquement de la roche.
Manon jura.
Elle se pencha et frotta frénétiquement la pierre avec sa manche, espérant presque qu’un génie allait en sortir pour lui indiquer où trouver le trésor qu’elle convoitait. À nouveau, rien ne se produisit. La jeune femme laissa tomber sa tête sur les pieds du dieu. Elle gémit.
– J’aurai fait tout ça pour rien, vraiment ?
Son long périple défila devant ses yeux, de ses recherches dans de vieux livres universitaires au trajet qu’elle avait dû faire pour venir jusqu’ici. Une femme seule attirait forcément l’attention, ce qu’elle détestait. Ce n’était pas pour rien qu’elle teignait ses cheveux vénitiens en une teinte brune terne. Sa poitrine fut secouée de gros sanglots. Elle avait vendu la majorité de ce qu’elle possédait pour arriver ici, persuadée qu’elle allait enfin trouver l’orteil d’or, l’artefact de ce dieu égyptien que tout le monde ou presque avait oublié, capable de changer tout ce qu’il touchait en or. De lui rendre tout ce qu’elle avait perdu.
Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues, emportant avec elles le sable et le sel qui collaient à sa peau. Elle frotta son nez humide contre la pierre, désespérée.
Alors le miracle se produisit. Une vive lueur l’éblouit, la faisant se redresser d’un bond. Elle essuya maladroitement la morve qui s’échappait à grosses gouttes de ses narines. Elle sursauta en reculant lorsque la statue se pencha vers elle, un demi sourire aux lèvres.
– Qu’est-ce qui vous fait pleurer ainsi, jeune demoiselle ? Y a-t-il un agresseur à occire ? Manon ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, interloquée. Était-ce réellement Ormosis qui lui faisait face ? Avait-elle des hallucinations dues à la chaleur et au soleil ?
– Et bien, avez-vous perdu votre langue ? Je ne suis qu’un humble trésorier, mais j’ai moi aussi sauvé quelques demoiselles en détresse à mes heures perdues.
Il lui adressa ce qui devait être sa version d’un sourire ravageur, une grimace dont elle se serait bien passée. Elle recula encore lorsqu’il sauta à bas de son piédestal. Il balaya les alentours du regard, fouillant les environs des yeux.
– Allez-vous me dire ce qui vous a mis dans cet état ?
– Je…
Manon s’ébroua, reprit ses esprits.
– Je recherche l’orteil d’or. Majesté, ajouta-t-elle maladroitement, ne sachant comment s’adresser à un dieu.
Il éclata d’un rire si incongru qu’elle en perdit de nouveau ses moyens.
– Majesté ? L’orteil d’or ?
Il rit à nouveau, se plia en deux, hilare. Vexée, Manon croisa les bras.
– Qu’y a-t-il de si drôle ?
Le dieu, puisqu’il devait bien s’agir de lui, s’essuya les yeux en cherchant son souffle.
– Voyez-vous, je ne suis pas un roi. Et j’ai besoin de tous mes orteils au quotidien.
Il agita lesdits appendices sous ses yeux médusés. Là, juste sous son nez, ses doigts de pieds s’étaient fait d’or.
– Mais…
Ormosis s’approcha d’elle, un sourire contrit aux lèvres.
– Je ne peux guère vous aider, très chère. Et je ne peux même pas vous accorder un voeu, cette pratique nous ayant été interdite depuis que Seth…
Manon ne l’écoutait plus. Elle se dirigea vers son sac et en sortit un long couteau.
– Que faites-vous ? interrogea le dieu, sincèrement curieux.
Manon s’approcha de lui, lui désigna la lame.
– Il n’y a donc pas d’orteil qui me permettrait de changer cette arme en or ?
Ormosis secoua la tête.
– J’ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour vous.
Manon désigna ses pieds de sa lame.
– Vos orteils ne sont-ils pas magiques ?
Le dieu les agita de nouveau, malicieux.
– Peut-être que…
– Il est absolument hors de question que je reparte d’ici sans… sans rien. Pas après tout ce que j’ai perdu.
D’un geste rapide et précis, Manon abattit sa lame sur ses pieds. Trop surpris pour réagir, le dieu ne fit qu’observer l’imprudente. Le couteau s’enfonça dans l’or comme dans de la chair et découpa les précieux appendices.
Une lueur de triomphe dans le regard, Manon se jeta dessus pour les saisir, sans s’apercevoir que sa lame se changeait peu à peu en métal doré. Lorsque ses doigts se posèrent sur les orteils, elle lâcha un cri étranglé.
Ormosis secoua la tête en soupirant. Il se baissa, ramassa ses doigts de pied, qu’il remit à leur place. Ils se soudèrent à son corps, comme si rien ne s’était passé.
– Il ne faut jamais croire à la légende de l’orteil d’or, mademoiselle.
Contournant la nouvelle statue dorée, il reprit place sur son piédestal, retournant à son état de statue de pierre.
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