El pibe de oro

Boris fait une sale tête. Il n’est jamais de très bonne humeur Boris. Mais quand je vais lui annoncer mes intentions, cela risque d’être pire.

Boris et moi on a toujours été proches. A l’école de journalisme, on discutait pendant des heures. Nous avions les mêmes idées sur la vie en général et sur la politique à mener dans ce pays en particulier. Utopistes en diable et romantiques à tout crin. Exigeants sur notre avenir professionnel et intraitables pour ce qui est de l’indépendance. C’était quand nous avions la jeunesse. Et toutes nos illusions. Nous voulions la créer cette revue idéale, les bonnes références scientifiques et une vulgarisation parfaite. Dix huit mois. Comme deux grossesses, puis ce fut l’avortement. Rattrapés par le pragmatisme de la balance comptable, dégrisés, nous avons renoncé.

Boris s’est vendu au plus offrant. Il a pris des kilos et du ventre derrière le bureau de son quotidien du soir tout en s’occupant de l’enfant de Mathilde. J’avais des doutes. Cette enfant était peut-être la mienne après tout. Un jour cette garce, dont nous étions tous les deux entichés m’avait blackboulé en posant son dévolu sur mon ami, je n’avais rien anticipé, rien compris. Une vraie histoire à la Jules et Jim. Alors j’ai foutu le camp. Moi qui avait de la peine à passer le périph je suis parti couvrir tout ce qui était un peu chaud sur la planète. Sans me rendre compte des risques, mais j’étais mortifié, plus rien n’avait d’importance. C’est à ce moment là que le succès est arrivé. Tout le monde a commencé à s’arracher mes papiers. Moi par masochisme je réservais toujours les meilleurs à Boris qui était devenu directeur de la page International. Alors il m’invitait pour débriefer, on discutait toute la nuit, presque comme avant. Parfois Mathilde passait la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle me voyait et soupirait les yeux levés au ciel. Mais moi, non je ne ressentais plus rien.

Aujourd’hui je viens dire à Boris que c’est fini. Grand reporter et tutti quanti basta, écoeuré. Pourtant j’avais presque retrouvé mes marques dans la vallée de la Bekaa. Je cherchais une traductrice, j’ai rencontré Leila. Elle devint rapidement ma fixeuse. J’étais impressionné par son audace, je devins proprement aliéné à cette jeune femme aux yeux si profonds qui m’emmenait dans les endroits les plus improbables avec tant de courage. Pour que je puisse témoigner la-bas dans mon pays, à l’occident, de toutes les horreurs. Et l’horreur lui est tombée dessus. Sur son lit d’hôpital son corps fracassé a longtemps résisté, je lui ai tenu la main jusqu’à la fin.

Boris me regarde en coin et voit bien que je suis mal en point. Plutôt que de me convaincre de repartir sur les théâtres de la géopolitique il me propose un sujet plus léger pour me ressourcer. Un truc dans le sport. Je souffle bruyamment, t’a rien trouvé d’autre ? Non mais ça pourrait te plaire, l’histoire d’un gars qui vient de loin. El pibe de oro on l’a surnommé. Le gamin en or. Un fondu de foot qui n’avait aucune qualité pour réussir et pourtant devenu une star dans son pays. Il a parait-il un pied gauche extraordinaire avec lequel il a marqué un nombre incalculable de buts. Mais je n’y connais rien dans ce truc de beauf avait conclu Boris en me congédiant.

Je me suis garé devant le petit pavillon de banlieue. La haie est bien coupée, le gazon bien entretenu. Une petite piscine bleuit à l’arrière. Une femme au visage doux et cheveux grisonnants me fait entrer et me guide dans le salon. Une immense télé trône devant un grand canapé. Diego était en train de faire sa sieste, il en a gardé l’habitude depuis la fin de sa carrière. Je vous fais un café. Il y a longtemps que nous n’avons pas reçu de journaliste. On nous a oubliés et c’est très bien comme ça.

– Désolé de vous avoir fait attendre.

L’homme parle parfaitement la langue avec un léger accent. Sa démarche est souple, il me tend une main sèche et ferme puis s’assoie en face de moi avec une sveltesse qui me surprend. Ce gars est un félin me dis-je peiné par mon truisme. Il a les cheveux longs et bruns, je suppose qu’il les teint. Petit, mince, une peau basanée qui laisse deviner ses origines. Le regard est vif. Nous nous sourions, le courant passe.

– On m’avait dit que vous étiez mort, je suggère, légèrement moqueur.

– Il ne faut pas croire tout ce que l’on raconte sur moi, répond-il sur le même ton.

Le soir tombe, la température fraîchit, nous sortons sur la terrasse. Nous discutons de tout sauf de sport. L’heure avance, de la tequila est proposée, avec du sel et une tranche de citron comme au pays. Je prend quelques photos puis je lui demande qu’est ce qui a fait une telle réussite. Il réfléchit quelques instants sans parler. La passion bien sûr, le travail forcément finit-il par dire. Beaucoup de travail, jusqu’à l’abnégation sourit-il. Mais surtout ça. Du doigt il montre son pied gauche. Votre pied bien sûr, je concède. Non pas mon pied, mon orteil. Je ne comprend pas, je hausse les sourcils. Alors il retire sa chaussure gauche puis sa chaussette et me montre. A l’emplacement de son gros orteil on distingue une prothèse métallique qui brille comme de l’or. Il m’explique. Lorsqu’il était petit il travaillait dans une mine d’or et il s’est fait écraser le pied. Un ferronnier du village lui a confectionné un nouvel orteil avec l’or de la mine, puis chaque année il lui a changé. Lorsque l’artisan est mort il a été obligé d’arrêter sa carrière. Belle légende à raconter n’est-ce pas ?