Tchou
Orteil d’Or 2023 : Tchou par Marie Batllo
Le printemps de cette année-là se tourmentait de giboulées diluviennes, d’orages de grêle entrecoupés d’un soleil maladif.
Dans le soir, le quai de la gare détrempé reflétait les lueurs des néons blafards.
Quelques rares silhouettes filaient en toute hâte au-devant des taxis ou vers le parking où stationnent des parents, des amis en attente de leur retour.
Quelques autres s’évanouissaient à pied dans la nuit.
La micheline carburait bruyamment, il lui restait encore quelques stations avant le repos quotidien.
Au coup de sifflet du chef de gare, le chauffeur envoya les gaz et la micheline s’ébranla d’abord lentement pour prendre ensuite une vitesse de croisière ferroviaire.
La pluie battait les vitres grasses, les gouttes jaillissaient en éruption d’artifice.
Un silence mortifère planait, déchiré de temps à autre d’une petite toux retenue.
Ciron qui s’était assoupi, sursauta au démarrage de l’engin ; il se redressa, tenta en vain d’apercevoir le paysage qui devait défiler, sagement immuable.
Il avait un goût amer dans la bouche et regrettait de ne pas avoir fumé une cigarette le temps de la halte.
Il défit rageusement un paquet de chewing-gum à la nicotine et, mâcha, mâcha et remâcha tout en le faisant rouler autour de sa langue, tenta quelques bulles comme il le faisait autrefois avec les malabars.
Il savait qu’il restait trois stations avant d’arriver à destination.
C’est toujours précisément à ce moment-là que le temps lui paraissait interminable.
Son cerveau faisait un blocage ; il aurait voulu tomber en inanition et se réveiller à l’avant dernière station afin de s’étirer, d’attraper sa valise, de faire quelques pas dans l’allée centrale, afin de goûter à ce moment de l’arrivée.
Alors pour se distraire il cracha le chewing-gum dans sa main et le colla sous l’appui coude en imaginant le prochain passager se prendre les doigts dans la gomme.
C’est à ce moment précis qu’il entendit une toux sèche trois fauteuils devant lui.
Comment ne l’avait-il pas vu ?
Toussait-elle pour qu’on la remarquât ?
Le petit chignon semblait lui sourire à chaque sursaut.
Il laissa passer un temps ; il l’aurait bien abordée, mais quoi dire ?
« Sale temps pour un printemps… J’espère que la grêle n’aura pas fait de dégâts…Vous descendez au prochain arrêt ? »
Bizarrement, il était impressionné.
Impressionné avec un zeste d’angoisse. Il avait le sentiment bizarre qu’elle était apparue au moment où l’ennui l’envahissait.
Il était presque sûr maintenant qu’elle n’était pas là avant son somme.
Le temps s’éternisait, on aurait du s’arrêter depuis longtemps.
Ciron tétanisé ne bougeait plus.
Il s’enfonçait dans la banquette.
Tout à coup le noir se fit ; un noir d’une intensité de fond de caveau.
Il sentit un courant d’air glaçant.
La lumière revint, le chapeau et le chignon avaient disparu.
Il s’avança prudemment ; les éclairs rayaient la nuit, les averses giflaient la tôle en milliers de picotis.
Il eut un mauvais pressentiment.
Il regrettait de ne pas avoir eu le courage d’aborder le chapeau et le chignon.
Il continua d’avancer ; plus il avançait, plus il s’apaisait.
Il atteignit à la porte qui sépare les deux wagons.
Plus de locomotive plus de wagons.
Le chapeau et le chignon flottaient dehors.
Ciron fit encore un pas ; il flottait lui aussi, la micheline avait disparu.
Son corps ne pesait plus, son esprit volait dans un pays de légèreté, son cœur se gonflait d’un amour infini.
Le chapeau et le chignon tournoyèrent autour de lui dans une danse effrénée puis disparut.
Quand la micheline arriva au terminus, le chef de gare vérifia tous les wagons dans le cas où il y aurait des oublis.
Son tour terminé, il rentra chez lui, avec la une paix intérieure du service accompli.
Il gara sa voiture dans le garage de sa maison.
Les deux corps qui gisaient à l’arrière semblaient sourire.
Il n’avait plus qu’à les démembrer, les découper et les emmurer comme les autres.
Le lendemain, sa casquette, sa veste et son sifflet l’attendraient, il faudrait recommencer.