Il y a des voyages comme ça
Orteil d’Or 2023 Il y a des voyages comme ça par Chris Dorreb
« Ils n’étaient que deux dans ce wagon, une femme et Ciron, assis dans le sens de la marche, lui quelques rangées derrière elle. Il n’apercevait qu’un chignon sous un petit chapeau. Les rafales de pluie qui giflaient les vitres allaient assez avec cette solitude.Toutes ces places libres… »
Elle réprima une envie de rire tant la phrase dissonait avec ce qu’elle vivait. Elle n’était assise que depuis peu et commençait la lecture de ce livre acheté à la gare. Elle aussi se trouvait dans un train, mais un train bondé, un jour de grande chaleur. Elle avait passé une partie du voyage debout, coincée entre deux types, liquéfiée sous une veste qu’elle ne pouvait pas retirer.
Pourquoi se retrouvait-elle toujours dans des situations impossibles ?
Elle était pourtant fière de ce qu’elle avait accompli, elle, la minable, l’incapable, selon son mari Eric. Elle tergiversait depuis des mois, continuant à subir une emprise conjugale délétère. Cette fois, elle avait saisi l’opportunité au vol, sans ironie, car Eric s’était envolé quelques jours auparavant pour un « congrès médical ». Eric !
Elle soupira.
Eric avait été un amant attentionné, cultivé et amusant, façade qu’il maintenait encore en public. En privé, il s’était progressivement transformé en Mr Hyde, faisant le vide autour d’elle. Elle s’était laissé grignoter, enfermer, s’agrippant au souvenir d’une passion fusionnelle, dans une grande solitude morale. Elle n’arrivait pas à se déprendre de lui.
Elle se souvenait des quelques secondes où tout avait basculé. Elle prenait son petit-déjeuner sur le comptoir de la cuisine. Le téléphone d’Eric, oublié là, s’était mis à vibrer. Sur l’écran éclairé elle avait eu le temps de lire le nom de Claire et les premiers mots d’une déclaration d’amour.
Stupeur.
Claire, son amie d’enfance, qu’ils ne fréquentaient plus !
Ce message ne lui était pas destiné, évidemment, s’était défendu Eric, furieux. Son andouille d’amie s’était trompée de numéro !
Il avait boudé jusqu’à ce qu’elle lui présente des excuses pour n’avoir pas eu confiance en lui.
Oui, quand elle y repensait, plus rien n’avait été pareil après cet incident. Il était petit à petit devenu imprévisible, irascible, alternant insultes et excuses, accès de passion et même coups. Elle avait mis longtemps à mettre des mots sur ces montagnes russes émotionnelles, entre fascination et dégoût, incrédule devant le dérapage de sa propre histoire, paralysée par la honte.
Le cinéma et la télévision curieusement lui avaient ouvert les yeux, pointant des similitudes libératrices. Un vrai cas d’école. Elle avait eu des soupçons.
Eric avait oublié que c’était elle, la geek, avant leur mariage : elle n’avait eu aucune difficulté à contourner les mots de passe de son époux. Comment avait-il pu mener une double vie aussi intense sans qu’elle, ni quiconque de son entourage, ne s’en fussent rendu compte ? Et cela ne se cantonnait pas au sexe. Elle lui avait laissé en confiance la gestion de ses biens personnels : elle avait découvert effarée qu’il les avait quasi dilapidés.
Il y a quelques semaines, il lui avait annoncé qu’il partait dix jours en congrès en Martinique. Elle lui avait demandé de l’emmener avec lui, ce qu’elle ne faisait jamais car elle voyait ses absences comme des moments de répit dans le tumulte qu’était devenue sa vie. Il avait prétendu que ce n’était pas possible, que l’organisateur avait restreint la jauge, que les conjoints n’étaient plus les bienvenus. Il se sentait tellement intouchable, tellement sûr de lui ! Elle n’avait pas insisté mais avait cherché et trouvé la cause de ce refus, une pauvre fille qui s’était engluée dans sa toile et qu’il rejetterait quand une autre proie se présenterait. Il avait eu le front de lui mentir encore une fois. Ce serait la dernière.
Elle s’étira. Quelle chaleur ! Elle avait soif. Une grande rasade d’eau lui ferait du bien. Elle ouvrit son sac posé à ses pieds pour prendre sa gourde. Elle sourit en apercevant son passeport et son billet d’avion dans une pochette transparente.
L’absence prolongée d’Eric avait été le moment idéal pour mettre à exécution le plan qu’elle peaufinait sans y croire depuis quelques mois.
Dès qu’elle avait reçu le message d’Eric annonçant son arrivée en Martinique, elle avait organisé le transfert de ses biens personnels pour grossir un compte secret qu’elle avait créé et abondé à son insu ces derniers mois. Rien n’apparaîtrait sur leur compte-joint avant le début de la semaine suivante. Elle serait loin.
Seule concession à la vengeance, elle avait fait vider la maison par un brocanteur. Elle voulait changer de décor, lui avait-elle dit, sans mentionner que ces meubles anciens appartenaient à la famille d’Eric depuis plusieurs générations.
Quand Eric rentrerait, il ne trouverait que la gamelle du chat, en plastique, qu’elle avait remplie avant de partir. Elle imaginait sa tête !
En partant elle avait jeté la clé dans la boite aux lettres.
Elle avait dû s’endormir, accablée par la chaleur et la fatigue de cette semaine intense. Quand elle se réveilla, le train était à quai et il n’y avait plus personne dans le wagon. Le livre était ouvert sur la tablette devant elle. Elle le ferma et chercha son sac pour le ranger.
Le sac avait disparu.