L’homme qui croyait avoir tué Athanase Delvivo

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21 / 06 / 2022
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L’homme qui croyait avoir tué Athanase Delvivo

« L’éternité, c’est long, surtout vers la fin » – Woody Allen

Athanase Delvivo était mon seul compagnon.

Depuis sa disparition, je continue de lui parler, j’imagine sa vie poursuivie.

Je n’ai pas résilié son abonnement au quotidien local. Comme sa boîte aux lettres ne ferme pas bien, je peux lire le journal comme quand il me le prêtait.

Aujourd’hui son horoscope dit « La journée qui vous attend est belle et agréable. »

Oui, aujourd’hui, Athanase Delvivo est mort et son horoscope dit « La journée qui vous attend est belle et agréable. » Quelle ironie, n’est-ce pas ?

Mais les horoscopes se trompent souvent. Il est possible que mon pauvre ami mort passe une journée épouvantable, là où il est.

Comment la passera t-il, s’il est mort ? Est-ce que passer à un sens, quand on est passé ?

Je lui demanderai. Il me répond toujours, par signes.

Il y a tous ces petits trucs qui traînent dans la rue, ces bouts de papier, ces morceaux de plastique ou de métal, ces signes écrits par terre ou sur les murs. Il me répond avec.

Par exemple, si je lui demande : « Athanase, est-ce que tu m’en veux encore de t’avoir mal tué ? », je marche un peu et je trouve bientôt par terre, sur le trottoir, une liste de courses, tombée du panier d’une ménagère. Il reste à l’interpréter. O pour oui, N pour non. Des œufs, c’est oui, des nouilles, c’est non. Oui, mais dans nouilles, il y a oui… J’interprète donc plutôt ça comme « Heu, oui. »
Je comprends qu’Athanase m’en veuille de l’avoir fait passer de l’autre côté, même s’il n’est pas tout à fait mort, et s’il l’a bien cherché.
Vous allez voir, je vais lui poser la question.

Athanase, est-ce que tu passes une journée belle et agréable ? Réponds vite, s’il te plaît.

Marchons un peu, vous allez voir.
Vous êtes de ceux qui pensent qu’Athanase Delvivo n’a jamais existé, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’à part moi, pas grand monde ne l’a connu, de son vivant. C’était quelqu’un de très discret. Quand il est arrivé dans mon immeuble, je ne l’ai même pas vu emménager. Je devais dormir. Je dors parfois longtemps, l’après-midi. Mais d’un seul coup j’ai vu son nom sur la boîte aux lettres, et sur la porte du premier. J’étais plutôt content d’avoir un nouveau voisin parce qu’ici, tout le monde est parti.

« D’un seul coup », c’est toujours comme ça qu’il arrivait. D’un seul coup, il était là. Non, je ne veux pas dire qu’il apparaissait dans l’air, comme le chat de Chester, juste qu’on ne le voyait pas arriver, ou bien il était déjà là sans qu’on l’ait remarqué.

Tenez, regardez là, par terre, ce petit morceau de carton, il y a quelque-chose d’écrit. C’est sans doute Athanase qui me répond. Vous voyez quoi ? 24/24 et un fragment de soleil. Hum, pas si facile à interpréter. Ça peut vouloir dire qu’en effet il passe une bonne journée. Si par exemple dans votre horoscope vous voyez 24/24 – soleil, c’est bon signe. Mais ça peut vouloir dire que là où il est, c’est l’enfer, chaleur extrême 24 heures sur 24. Je me demande aussi si 24/24, ça ne pourrait pas vouloir dire que le temps ne passe pas. Je lui poserai la question.

Vous en pensez quoi, vous ? Que c’est juste un coin d’emballage de pizza, et qu’il est possible que les chiens aient pissé dessus, à voir la façon dont vous pincez les lèvres. Je vois, vous n’y croyez pas du tout. Vous êtes venu voir celui qui croit avoir tué Athanase Delvivo. Je n’aurais pas dû en parler autour de moi. Déjà, vous doutez qu’il ait existé, alors qu’il me réponde…

Et son journal, vous en faites quoi ? Il arrive bien avec son nom dessus. Vous pensez que je serais allé jusqu’à m’abonner sous son nom, pour m’inventer un ami, que j’aurais tué ? Oui, après tout, c’est possible, mais je m’en souviendrais, alors que je me souviens très bien de lui. On aurait dit un fagot de bois avec un chapeau. En contraste avec la raideur de son corps, un visage toujours mobile, comme si une balle de ping-pong se promenait sous sa peau.

Vous avons eu le longues conversations avec Athanase. Figurez-vous qu’il se croyait immortel. Il disait que son prénom venait du grec athanas : a privatif, pas de, et thanas, mort. Pas de mort. Et son nom Delvivo venait renforcer ce pouvoir : Immortel du vivant. Mais, au lieu que cela le rende confiant dans l’avenir, de se savoir invulnérable, il était d’un naturel très sombre, au contraire. Son immortalité lui pesait. L’éternité lui faisait peur et il se sentait à part, inhumain. Pourtant, il n’en était qu’à son début. Il n’avait pas souvenir de vies antérieures, mais sa vie postérieure, illimitée, lui donnait le vertige. C’était devenu une idée fixe. Il a commencé à se renseigner sur la façon de mettre fin à cette malédiction. Il a trouvé des documents sur les vampires, et un beau soir m’a demandé si je serais capable de lui planter un pieu dans le cœur, s’il le fallait. Non mais vous vous rendez compte où il en était arrivé ! Heureusement, il a trouvé une autre piste : seule la destruction complète de son corps pourrait lui apporter la mortalité. Je m’aperçois à présent combien il se trompait, car si nous avons réussi à disperser complètement son enveloppe corporelle, il est toujours là quelque-part, où peut-être le temps ne passe pas. J’avais dit que je lui poserais la question.

Athanase, est-ce que le temps passe pour toi ?

Premier qui voit un O ou un N, ou un autre signe ! Ne vous inquiétez pas, c’est moi qui ramasserai.

Évidemment, vous voudriez savoir comment j’ai tué Athanase, et comment j’ai fait disparaître son corps. Sur ces points, je ne peux vous répondre. C’est lui qui a trouvé le moyen, et il m’a fait jurer de ne pas le répéter. d’abord parce qu’est un secret cabalistique connu des seuls immortels ne désirant plus l’être, et aussi, rendez-vous compte, où irions-nous si tout un chacun pouvait faire disparaître son prochain sans laisser la moindre trace. Et si les services secrets l’apprenaient ? D’ailleurs, c’est pour ça que je préfère vous parler dans la rue. Chez moi, je crois qu’ils ont mis des micros. Et puis, c’est plus pratique dehors pour correspondre, avec les signes. Ça ne marche pas à domicile, il faut des éléments fortuits, venus de l’extérieur.

Une autre question qui vous brûle les lèvres, c’est : pourquoi ? Parce qu’il me l’avait demandé. Son processus de dissipation nécessitait la participation d’un tiers, et j’étais le seul tiers de son entourage. Aussi parce que ce qu’il me demandait était moins difficile que de lui planter un pieu dans le cœur. Enfin parce que je l’aimais bien. Justement, c’est sans doute pour cela que je n’ai pas eu le courage d’appliquer le protocole jusqu’au bout et qu’il est tombé dans l’entre-deux. Je ne voulais pas le perdre.

Regardez, là, un sachet de thé usagé. Lisez l’étiquette : Ceylan. Voilà la réponse d’Athanase : Est-ce que le temps passe pour toi ? Réponse : C’est lent.

On peut imaginer qu’une de nos journée dure mille ans pour Athanase… Il doit avoir le temps d’explorer chaque miette de seconde, avec les astres immobiles dans le ciel. Espérons que cette grande journée sera belle et agréable.

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