Del Toro
Del Toro
Aujourd’hui Athanase Delvivo est mort et son horoscope dit « la journée qui vous attend est belle et agréable »
Uno, pour Athanase elle s’en doutait un peu , deux jours qu‘il n’était pas à table ; en général ça sent la fin. Deusio, la fille d’étage qui lui apporte l’Yonne Rép avec le petit déjeuner , des lustres que ce n’est plus arrivé. C’est une nouvelle, elle a encore le souci des « Résidents » comme ils disent. D’ici, oh, disons quinze jours, elle aura les nouvelles du jour et les avis mortuaires après le repas du soir. Alors oui , profite et réjouis toi ma vieille . Son horoscope est en phase avec son présent et son présent après les deux biscottes et le bol de café, froid, pour ne pas changer, sa chambre est la dernière du long couloir du premier étage, ce sera devant la fenêtre qu’elle va le passer à regarder le va et vient de la famille, du médecin qui doit signer le constat de décès, du fourgon mortuaire et du nouvel arrivant. Elle aime ce mouvement, c’est tout ce qui la rattache à la vie surtout quand ce sont les autres qui partent pour la dernière sortie. Ici chacun tient à sa peau. Bon, dommage que ce soit encore un homme. Elle supporte de moins en moins les vieilles biques qui ont la peau qui dure, même cassées en deux sur le déambulateur, même édentées, il y en a qui font encore des simagrées de femme fatale quand elles en croisent un. La proportion de mâles ici est incroyablement basse , ces bécasses se crêpent parfois leurs trois cheveux qui pendouillent pour se trouver au plus près de l’odeur de testostérone, enfin quand l’odeur fait encore son effet, d’autres odeurs parfois la masquent . A la remise en forme, le spectacle vaut le coup d’œil. Ils ont embauché un adonis de pacotille qui vient le mardi à onze heures entretenir leurs os usés. Bon comme elle a depuis son entrée ici décidé de garder le contrôle en devenant mutique « on » vient la chercher et « on » pousse son fauteuil jusqu’à la grande salle, accessoirement avec elle dedans. Prise à son propre jeu, pas moyen de refuser, elle se dit qu’un jour le fauteuil sera vide mais qu’ils ne s’en rendront pas compte. C’est là qu’elle avait croisé Athanase. Ce qui est inespéré quand on ne communique plus et qu’on joue à la sénile, c’est que les autres autour croient que la tête aussi s’est vidée et ça parle, ça raconte sa vie, entre soignants, femmes de ménage, homme d’entretien, au lever, à la toilette, au repas, au coucher, ça médit et ça se plaint, ça discute des arrivants et de leurs proches, de la directrice et des collègues. À elle seule elle est devenue une banque de données mieux que Google et consort. Le jour où elle s’ennuiera trop elle lâchera des bribes comme si de rien n’était. Ils seront tellement surpris de l’entendre qu’ils l’encourageront jusqu’au moment où ils chercheront à la faire taire ; dans son lit le soir elle en rit et se délecte à l’avance. Avec Athanase elle a cru avoir trouvé le bon. Le clin d’œil qu’il lui a lancé le premier mardi où il l’a vu l’a remuée, elle a senti comme un frémissement là où elle avait enfoui tout espoir. Elle a vu aussi qu’il y aurait de la concurrence : les vieilles étaient émoustillées, mais vu leur aspect elle s’est persuadée que ce serait facile. Comme de juste au repas du midi dans la salle de « restaurant » ils ne l’ont pas mis à sa table …..et puis le lendemain, pas d’Athanase ni le surlendemain et hier elle a compris que ce qu’elle avait pris pour un signe de connivence était juste le symptôme du nouvel AVC qui l’avait conduit ce matin dans le fourgon. Elle le sait, les « dames de nuit »en ont parlé à la ronde de 6 h…Elle a vraiment le sentiment que tout se ligue contre elle.. La semaine dernière elle a croisé dans le hall d’entrée un petit gars qui semblait encore bien vif, œil rigolard, moustache blanche fiérote, des cannes, okay, mais on peut pas non plus espérer la perfection .Il était accompagné de sa famille sans doute et la directrice leur vantait la douceur de vivre de l’établissement, les activités, qui la plupart du temps sont réduites à peau de chagrin, mais ça elle s’est gardée de leur dire et… la joie de s’aimer les uns les autres…d’oublier le temps qui dure souvent une éternité…de rire de la mort qui va bien les terrasser tous….du plaisir de vivre encore de belles rencontres…non, ça non plus ma vieille ça se dit pas brutalement, faut enrober de mièvrerie gluante y en a qui se laissent convaincre ou qui peuvent plus lutter, et s’enfuir à toute allure comme elle qui a plongé dans le piège qu’on lui avait tendu. Pour Athanase, quand elle avait entendu la femme de ménage en parler avant qu’il n’arrive, comme elle n’avait pas compris le nom elle l’avait baptisé Delvivo après le clin d’œil. Il venait après le Luigi Belcanto qui lui non plus n’avait pas eu le temps de bien inscrire sa vieillesse dans cette maison mais qui sifflait comme un pinson toute la journée. Alors, celui à la moustache, comment elle va l’appeler ? Elle est « presque heureuse » . De quoi s’occuper l’esprit aujourd’hui. Lui revient en mémoire ce beau film « La forme de l’eau » qu’elle était allée voir juste avant qu’elle ne tombe et se fracasse le bassin et finisse ici sur ce fauteuil roulant envoyée fissa par l’assistante sociale. Elle en a encore rêvé cette nuit. Elle a trouvé, elle l’appellera Del Toro, Antonio ou Guillermo, pour le prénom elle improvisera . Elle a toujours craqué pour de beaux hidalgos qui l’ont faite voyager bien plus que ses ternes connaissances et de lointains cousins. Tout ce qui semblait être né sur une autre planète l’attirait , elle a toujours été persuadée de n’être pas là où il fallait et d’avoir chu à la mauvaise époque. Depuis le jour où « on » a décidé qu’elle serait mieux dans cette maison de vieux, c’est devenu son univers et son occupation à plein temps ; observer encore et encore les grandeurs et petitesses des rapports humains dans ce lieu fermé avec ces cobayes qui vont tous à la mort . Tous y pensent « c’est quand que la faucheuse va venir nous rendre visite » mais on en parle pas. Du côté du personnel c’est la totale omerta, on ne sait jamais, la taire lui fera faire un pas de côté. Ce qu’elle a gagné ici, pour être honnête, c’est la liberté d’être enfin totalement elle-même, débarrassée des préjugés de son ancienne vie. Elle avait déployé des trésors d’invention pour qu’on ne la perce pas à jour. Bon l’aide soignante va bientôt venir l’aider à la toilette, aujourd’hui c’est Émeline, elle, elle n’a pas cet air de dégoût en la rasant de près, (elle pensait qu’en vieillissant les poils poussaient moins vite, encore une fausse croyance ça pousse même dans les oreilles et dans le nez)ni en la maquillant soigneusement avec le fond de teint qui cache les zones sombres de la barbe, ni en lui mettant ses bas qu’elle lave tous les soirs et qui ont séché sur le radiateur. Elle a sorti son soutien-gorge ampliforme, il faut vraiment qu’elle lui en mette plein la vue au Del Toro. Son nécessaire à perruques est sorti : laquelle choisir ? Une bien dense et touffue pour ridiculiser les autres . Elle se demande avec quelle robe l’assortir, s’il arrive avant le repas et si son horoscope dit vrai elle sera peut-être à la bonne table. Enfin. Le toc toc : la porte s’ouvre : « Bonjour Monsieur Robin, comment allez vous ? Il va faire beau aujourd’hui »