Aline, pour qu’elle revienne
Aline, pour qu’elle revienne
Ma nuit s’était terminée par une toilette mortuaire à laquelle je n’avais pu échapper.
Le petit matin effleurait un lever du jour hésitant. Si le monde s’était arrêté là maintenant j’en aurais été soulagé.
Pourtant la vie fouettait mon visage, je pédalais sans effort en dégueulant le fiel accumulé en lambeaux dans les oripeaux de Madame Aline Delperier. Elle avait eu la bonne idée de rendre son dernier souffle deux heures avant la fin de ma garde. Qu’est ce qu’elle nous aura fait chier celle là. Et chier c’est peu dire, elle partait en morceaux. Elle avait entamé sa décomposition de son vivant dans la rage d’une agonie monstrueuse. On la menottait car elle trifouillait ses escarres, elle arrachait sa poche de colostomie et la vidait avec délectation sur la descente de lit en lycra couleur lie de vin. Elle avait la manie aussi de se gratter la peau des cuisses jusqu’au sang et de se lécher les doigts goulûment. Bien que ne présentant pas de signes d’incontinence on lui avait mis des couches car ses explorations n’étaient pas toujours hasardeuses et des râles suggestifs et tonitruants affolaient tous les patients de l’étage.
Elle avait perdu la parole à la mort de son compagnon. Le pauvre homme dans un dévouement honorable et sans doute par engagement à la vie à la mort dans le temps où les corps s’étreignent encore d’amour et d’eau fraîche, avait réussi la prouesse de la maintenir à domicile.
Tout le monde s’y était affairé.
Elle avait eu droit aux aides à domicile prévues pour ce cas.
Pourtant la mère Delpérier c’était une purge, une vraie saloperie ambulante et déambulante. Méchante, délatrice, langue de pute, parano…
Même son cerveau avait cherché à l’achever. Elle avait été victime d’un AVC alors qu’elle se douchait, elle s’était effondrée sur le carrelage trois heures avant qu’on ne la découvre.
Les séquelles furent graves et définitives.
Monsieur Delpérier n’avait pas pu s’empêcher de penser, “que d’eau gâchée!”
Malgré cette situation catastrophique, sa bonne humeur ravissait la ruche qui s’affairait autour d’elle. L’AVC avait supprimé sa vilenie pour faire place à une petite dame affable, souriante au regard d’une douceur infinie mais dont la voix s’était tue.
Ses yeux parlaient pour elle. Elle présentait un air si satisfait témoignant que finalement dans les méandres de son cortex certaines connexions resteraient à jamais énigmatiques.
Monsieur Delpérier avait tenté un rapprochement sexuel tant la dame était devenue gracieuse mais quand il égara ses doigts à des endroits propices au plaisir, Madame Delpérier tressauta effarouchée.
Monsieur Delpérier finit par se rendre à l’évidence, les mots doux, les câlins, les caresses, rien n’éveillait la libido de sa dame. Découragé, il finit par retrouver le plaisir en solitaire sans déplaisir mais plutôt fataliste. Après tout, il préférait la nouvelle Aline à l’ancienne.
Les années passèrent, Aline ne semblait pas vieillir, son compagnon en revanche se fanait d’épuisement. Un matin la femme de ménage le retrouva raide mort au côté d’Aline qui avait dû percevoir sa détresse durant la nuit, impuissante elle s’était griffée le visage jusqu’au sang. Depuis Aline s’enfonçait dans des automutilations insensées.
Sa vie dès lors se déroula entre l’EHPAD et l’hôpital.
Le service de médecine où elle avait l’habitude de débarquer était un mouroir qui ne disait pas son nom. Certes le personnel faisait preuve d’un grand dévouement mais il avait ses limites.
Lors des hospitalisations, personne ne se battait pour la soigner, tant son cas était désespéré.
Elle reposait désormais à la morgue de l’hôpital. J’avais fait de mon mieux pour lui rendre un visage humain, morte elle m’était devenu plus sympathique.
Aline avait un fils qui vivait en Nouvelle Zélande. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était aux obsèques de son père. Il prenait des nouvelles de politesse dans l’attente d’un trépas annoncé mais tardif à son goût. Car mine de rien ça coutait une blinde cette affaire. Quand il répondit au téléphone, je n’eus pas besoin de prononcer les quelques mots de désolation habituels,
- Ma mère est morte, hein c’est ça ? –
Je lui présentais tout de même mes condoléances,
- ne vous fatiguez pas! c’est pour moi une délivrance –
Je lui fis remarquer que c’était une délivrance surtout pour elle.
- Mon horoscope m’annonçait une belle journée, hé ben la voilà! Merci mère, il ne doit pas rester grand chose à récupérer, vu le montant mensuel d’accueil de l’Ehpad, enfin bref je n’aurais pas à me déplacer, mon père avait tout prévu pour son enterrement.
Je lui conseillai donc de joindre les services administratifs afin de prendre les dispositions nécessaires.
Je le saluai du bout des lèvres, il répondit par un OK, merci.
Je n’étais pas encore arrivé chez moi que je fis un demi-tour illuminé de malignité.
C’est vrai que la mère Delpérier avait été une purge mais elle l’avait payé cher et l’échange téléphonique avec son fils me laissait un sale goût d’amertume.
La relève du service devait être encore en transmission, j’eus tout le loisir de me glisser dans le bureau.
Je rappelai le fils prodigue, toute en confusion et lui annonçai la lamentable erreur quant à l’annonce du décès de sa mère.
J’eus droit à un silence stupéfait suivis de quelques jurons puis suivis de menaces en justice.
“t’inquiète mon gars, ta mère est morte , tu l’apprendras rapidement”!
C’est en enfant espiègle que j’ai repris mon vélo, l’esprit léger.
Ce coup de fil m’avait rasséréné, la fin du monde pouvait attendre encore un peu.
Décidément la journée s’annonçait morose et grâce à cette Aline Delperier et à son enfoiré de fils, je volais en danseuse sur les pédales de mon biclou.
Le vol plané qui suivit mit une fin définitive à ma vie, moi, Anathase Delvivo.
On était le 5 mai 2018, et d’après le magazine “votre Choix sera le notre” mon horoscope me prédisait “ la journée qui vous attend sera agréable et belle.”
C’était bien parti, dommage!