Elle était venue habiter avec nous… / Lucile
Elle était venue habiter avec nous au moment de ma naissance, quand je la revis elle avait 80 ans.
Elle était venue habiter avec nous au moment de ma naissance, quand je la revis elle avait 80 ans. C’est toujours étrange de revoir, adulte, des personnes qui vous ont connu bébé. Je ne sais pour quelle étrange raison, elle se sentent toujours obligées de vous faire remarquer que quand elles vous ont connue, vous n’étiez « pas plus grande que ça », que vous, vous ne devez pas vous souvenir d’elles, mais qu’elles, elles se souviennent de vous, et que conséquemment, pour une raison qui m’échappe encore à ce jour, cela leur donne le droit de tout savoir de vous …
Mais dans ce cas précis, il faut bien avouer que je l’avais bien cherché. C’est moi qui avais remué Ciel et Terre pour la retrouver. D’ailleurs, sur le pas de la porte, elle avait eu l’air étonné. Son visage tout ridé était un point d’interrogation personnifié. Puis, quand je lui ai dit mon nom, tous ses traits se sont détendus, et elle a eu un des plus beaux sourires que j’aie jamais vus, rides et dents manquantes compris.
J’étais venue l’interroger sur ce pan de sa vie qu’elle avait partagée avec la mienne, mais dont moi je ne pouvais avoir aucun souvenir. Maman venait de mourir, Papa ne parlait pas, et moi j’avais besoin de réponses. Au détour d’une conversation avec ma grand-mère, sa figure était revenue : un visage aimable mais embué dans mon esprit. Je m’étais alors lancée dans une quête improbable, mais pourtant fructueuse : un signe, peut-être, que la Fortune me souriait enfin !
Elle ne savait pas pour Maman. Elle a été très triste, quand je lui ai annoncé, mais d’une certaine manière, aussi, résignée. Cela n’a fait que confirmer mon intuition.
Cette vieille dame dont je me souvenais à peine du visage de jeune femme semblait connaître de mon histoire tout un pan qui jusqu’alors m’avait été dénié. Grâce à elle, je retrouvais les rires de Maman, l’amour que Papa lui portait, et l’attention dont j’avais pu être l’objet. Je n’avais pas rêvé ces impressions de bonheur parfait : cela avait existé. Mais la fêlure était déjà là aussi, la jeune vieille me l’a dit.
D’un coup, toute la culpabilité est partie. La jeune vieille dame m’a rendu la chaleur de mon foyer primitif, sans rien demander en retour. C’est le plus beau cadeau que j’aie reçu à ce jour.
8 avril 2020 – Nouvelles – Lucile Calonne