Règlement de comptes prix des lecteurs 2019
Règlement de comptes…
Il était le Chef. Il avait changé de statut petit-à-petit et délicatement. Il avait découvert par touches progressives et bienfaisantes, que s’était installée en lui, peut-être en raison d’un âge et d’un physique enfin affirmés, la nécessité intransigeante de s’imposer, de régenter, de gouverner. Il se sentait à son apogée. Il était Chef. C’était pour lui une grâce, une jouissance.
Mélanie paraissait forte , mais depuis qu’elle côtoyait le Chef tous les jours, elle avait extériorisé rapidement certains symptômes physiques inhabituels, surtout un eczéma géant. Le Chef ne faisait aucune remarque. Pourtant un bandage démesuré et disproportionné enserrait sa main droite et il ne pouvait passer inaperçu. Il était comme un étendard, symbole d’un sourd combat qu’elle gagnerait. Ce jour de mars, il lui avait demandé comme souvent de le déposer à l’aéroport. Mélanie avait répondu brutalement non et elle avait retiré son bandage. Elle n’avait plus peur.
Il croyait qu’Yvonne était le maillon faible. Corvéable, proclamée femme de ménage au fil de son inexplicable fidélité , toujours silencieuse, efficace et obéissante , elle semblait une femme ignorée et transparente . Quand il la croisa dans le sombre couloir, elle tenait un seau d’une main et un balai de l’autre, ses futures armes de manifestante. Il se retourna brusquement et lui demanda de nettoyer ensuite sa voiture . Ce jour de mars Yvonne jeta son tablier et son balai dans sa figure ahurie. Elle n’avait plus peur.
Le Chef avait une préférence pour Lucie. Grande et fine , elle aurait pu en profiter, lui faire du charme . Il n’en valait pas la peine. Ce n’était pas un problème, elle n’aimait pas les hommes. Il en avait fait sa secrétaire particulière. Elle savait l’éviter avec simplicité et parfois même avec élégance . Dans son regard de fin d’orage, elle l’ignorait. C’était sa manière de le combattre pour préparer sa manifestation ultime. Elle défilait alors fièrement sous ses yeux courroucés et exorbités. Elle restait digne sans oser le défier. Ses revendications comme des paroles perdues ne servaient plus à rien. Elle le savait maintenant. Ce jour de mars, en sortant de son bureau, le Chef l’appela sèchement en lui demandant les cinq derniers rapports de comptabilité qu’il reçut aussitôt en feuilles détachées et volantes au milieu de la pièce. Elle avait tout dit, plus besoin de banderoles.
Louise était différente . Une grande natte tressée et un teint légèrement laiteux lui donnaient une allure de femme russe et elle dégageait une apparence fragile. Louise jouait de son air mystérieux pour revendiquer en douceur. Elle le manipulait habilement ayant rangée sa tenue de rebelle depuis peu de temps sachant qu’elle pouvait maintenant gagner et l’abattre sans violence et sans banderole . Elle survolait les évènements sans qu’il le sache. Un soir il lui ordonna de rester seule avec lui. Le Chef ne voulait plus d’une Louise secrète et énigmatique. Elle fit preuve de tant de fraîcheur et de spontanéité en refusant de s’exprimer qu’il en fut totalement déstabilisé. Soudain, elle eut un regard de tempête, des yeux qui le glacèrent instantanément, et la porte claqua. Il lui ordonna de revenir. Elle riait exagérément derrière la porte. C’était un jour de mars.
Marie la fluette, comme il aimait la défigurer, s ’impliquait intégralement dans son travail. Elle était jeune et légère , et pouvait paraître fragile. Savait -il que c’était là une belle illusion. Il était tombé sans difficulté dans le piège. Elle avait vite imposé son efficacité et sa détermination et c’est ainsi qu’elle était devenue indispensable dans l’entreprise. Il ne l’avait pas vu prendre une place imprévisible et prépondérante. Il essayait pourtant de lui rappeler chaque jour que c’était lui le Chef et qu’elle lui devait tout. Elle craignait ses réactions démesurées quand parfois elle osait lui tenir tête, pour défendre pour elle et les autres, quelques droits élémentaires. C’était un jour de mars. Il avait déchiré nerveusement la dernière pétition qu’elles avaient préparée ensemble. Elle ramassa calmement les différents morceaux , et les brûla méticuleusement devant lui.
Jeanne qui était la plus jeune avait senti la première qu’il se passait quelque chose. Elle connaissait bien Marie, Mélanie, Louise, Lucie , et Yvonne . Elles parlaient rarement du Chef ensemble, toutes marquées par une crainte sournoise et tenace, mais en ce début mars Jeanne avait observé des changements indéniables. Elle avait vu tomber le pansement de Mélanie, elle avait vu la blouse et le balai d’ Yvonne sur le carrelage, elle avait découvert les feuilles sur le parquet, elle avait entendu la porte claquer et reconnu le rire de Louise, et enfin elle avait aperçu dans le couloir des morceaux de papier brûlés.
C’était arrivé en mars. Chacune avait fait son petit bout de chemin qui était devenu maintenant une route droite et nouvelle.
Elle se rencontrèrent le soir même. C’était comme si elles rangeaient ensemble leurs tenues de manifestantes silencieuses et leurs banderoles personnelles .Elles décidèrent de voir le Chef.
Elles étaient enfin devenues grandes. Ensemble, elles le ressentaient ardemment .Il avait fallu du temps pour que chacune goûte et apprécie la subtilité et l’envergure de cette victoire. C’était un triomphe acharné, extirpé dans un amalgame de survie et de rébellion. Un chuchotement qui, au fil des années devint cris , hurlements et libération.
Elles entrèrent ensemble sans frapper dans le sombre bureau . Il ne leva pas le regard . C’est Jeanne qui parla fort et distinctement :
« Papa nous avons à te parler. Une nouvelle société va se mettre en place . Tu as perdu »
Les journées peuvent être belles en mars .
26 juin 2019 – Orteil d’Or 2019 – Philippe George