L’ombre de la passerelle
L’ombre de la passerelle
Il avait marché toute la nuit dans les rues d’Auxerre, arrêtant parfois ses pas pour laisser la lumière d’un soleil passé teinter, à peine, la trame de l’obscurité.
Il avait longé les vitrines de Maillet, Servet-Duchemin, Novéco, Soisson…
Devant le Celtic, lieu de leur premier rendez-vous, il s’était revu attablé face à elle, tandis que le juke-box passait « le Patineur », de Julien Clerc. Il lui avait parlé de l’image forte que cette chanson imprimait en lui, cet homme en noir glissant sur un lac… Il en aimait la sobriété, qui tranchait tant avec les couleurs de l’époque, comme la déco orange de ce café.
Rue notre Dame la d’Hors, il avait levé la tête. C’est dans cette chambre sous les toits qu’il vivait, et qu’elle était venue. Au début, ça l’avait amusée de voir qu’il avait collé des grandes étiquettes avec leur nom sur beaucoup d’objets : Lampe, Lavabo, Glace, Chaise…
– Une façon de renforcer la signifiance des choses, avait-il commenté de façon un peu pédante, – et aussi de me rappeler, si j’oublie ce qui est quoi ! avait-il continué en riant.
Ils avaient été heureux ici, dans cette chambre, et dans cette ville.
Il était passé sous l’Horloge, dont les aiguilles étaient arrêtées, puis place de l’Hôtel de Ville. Là, ils s’étaient amusés à prendre des poses inspirées sur un banc, pour la postérité.
Il avait fait le tour du marché couvert, immense vaisseau de fer, de briques et de céramique. À la tombée du jour, ils en avaient parcouru les passerelles et les galeries sonores.
Plus bas, il était entré dans le passage Manifacier. Au bout de cette galerie, ils avaient fait des photos d’ombre, en jouant à cache-cache dans l’escalier. Ils aimaient ce lieu étrange entre deux rues, entre deux univers. Il se souvenait de chacune des vingt-quatre poses du film. Surtout la dernière, illuminée de sa gorge et de son rire.
Devant le portail de la Cathédrale, ils s’étaient amusés comme des enfants à prêter des paroles aux personnages de pierre, et aux animaux de l’Arche de Noé. Puis, ils étaient montés au sommet de la tour, où le vent les avait délicieusement giflés.
Tant d’endroits qu’il parcourait sur leurs traces.
Rue du 4 septembre se dressait la façade Arts-déco du Familia, semblable à un grand décor en staff. On y projetait « Orange Mécanique ».
Ils étaient allés ensemble voir ce film, mais elle l’avait détesté pour sa violence gratuite, alors qu’il l’avait beaucoup aimé. Il avait essayé d’argumenter : « fable sur le bien et le mal, libre-arbitre, dérive totalitaire », mais elle s’était froissée, n’aimant pas son ton supérieur, et cela avait été leur premier nuage.
Un jour, elle lui avait demandé quelle étiquette il lui avait réservée, à elle. Il n’avait pas su répondre. « En tout cas, cette étiquette, je n’en veux pas » avait-elle lancé.
Ensuite, il n’avait plus trouvé les mots pour la rejoindre, ni la retenir.
Au petit matin, il arriva au bord de l’Yonne, par la rue Sous-Murs, face à la passerelle. Il la gravit.
La passerelle. C’est là qu’ils s’étaient séparés, après avoir contemplé ensemble une dernière fois, en silence, le panorama d’églises et de toits. Puis, il l’avait vue s’éloigner du côté du port, pour rejoindre la gare. Elle n’avait pas voulu qu’il l’accompagne.
Il était resté seul au milieu de la rivière, là où il se trouvait aujourd’hui.
La lueur du jour naissant donnait aux quais d’Auxerre une atmosphère inhabituelle. A moins que… ? Son attention s’éveilla. Non, ce n’était pas la lumière. Quelque chose avait vraiment changé. Mais quoi ?
Il ne se souvenait pas de ce bassin au pied de la passerelle, dont les jets d’eau venaient de s’animer. Les tilleuls près du pont avaient disparu, et le parking qu’ils abritaient, tandis que d’autres arbres, tout jeunes encore, frissonnaient un peu plus loin sur les quais. Il découvrait d’autres massifs. Les terrasses s’étaient étendues et avaient changé de nom. La circulation était différente, séparée par un terre-plein.
A gauche, sur l’église Sainte Avoine, comme il l’appelaient par dérision, une fresque avec un enfant encapuchonné et des poissons rouges recouvrait les silos.
Il réalisa soudain que bien des années avaient passé. Aurait-il marché si longtemps ? Et pendant tout ce temps, la ville avait changé, sans qu’il s’en aperçoive. Ou bien se réveillait-il d’un autre temps chaque matin, après une nuit d’errance, juste avant de plonger à nouveau dans l’Yonne, sans créer aucun remous à la surface de l’eau ?
Jean Marie Tremblay
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