Libération
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C’était un rituel. Sitôt réveillée, je partais marcher au bord de l’Yonne. Cela m’apaisait. Ce matin-là, je m’appliquai à faire des exercices de respiration profonde lorsque mon attention fut attirée par des remous inquiétants.
Je fis quelques pas en direction du rivage et m’agenouillai. Soudain, une masse noirâtre surgit, projetant dans les airs des milliers de gouttelettes nauséabondes. Terrifiée, je me relevai vivement. J’avais déjà rejoint le chemin goudronné lorsqu’une voix enfantine m’interpella :
– Attends ! Ne t’en va pas !
Je me retournai, et ce que je vis me terrifia.
Un visage verdâtre, aux chairs flasques flottait au milieu d’une masse noirâtre dégoulinante de vase. La bouche, effroyable, suppliait :
-
Aide-moi ! L’angoisse ravage ta vie depuis toujours. Aide-moi et je t’aiderai aussi à retrouver la paix.
Je blêmis. Comment ce monstrueux visage pouvait-il savoir cela ?
Impassible, la voix enfantine reprit :
-
Connais-tu la légende de Saint Nicolas ?
-
…
-
Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner aux champs. Perdus dans la nuit, ils demandèrent à un boucher de les loger. Le boucher les tua pour les mettre au saloir mais Saint Nicolas les ressuscita… La suite, la légende ne le dit pas. Ce boucher, c’était le diable ! Il nous rattrapa mon jeune frère et moi. Il nous décapita, dévora nos corps et jeta nos têtes dans la rivière, en maudissant nos âmes qui depuis n’ont jamais pu trouver le repos. Cela fait deux mille ans que nous errons et nous sommes épuisés. Seul notre aîné a eu la vie sauve.
Sur ces mots, un autre visage, plus terrifiant encore que le premier, remonta à la surface.
Cette légende, que je ne connaissais que vaguement résonnait en moi, accentuant mon malaise.
Je rassemblai mon courage et d’une voix étranglée demandai :
-
Qu’attends-tu de moi ?
-
Aide-nous à retrouver la paix en nous menant à Saint Nicolas. N’as-tu pas remarqué que sous sa statue, dans une cuve à ses pieds, baignent deux enfants décapités ? Ces enfants décapités, c’est nous ! C’est la malédiction du boucher qui a détruit nos visages. Nos âmes ne retrouveront le repos que si Saint Nicolas nous bénit à nouveau. Je t’en prie, conduis-nous à lui.
-
Mais pourquoi moi ?
-
Parce que tu es une descendante du boucher ! Voilà pourquoi tu es toujours angoissée. La culpabilité étouffe ton âme qui ne pourra se libérer qu’en conjurant la malédiction jetée par ton ancêtre.
Viens-nous chercher cette nuit ! Nous t’attendrons…
L’eau de la rivière avala les deux visages. Je restai immobile sur le rivage, abasourdie. Les quais se réveillaient à présent, il était temps de rentrer.
Je décidai de passer par la place Saint Nicolas. Je réalisais que je n’avais jamais vraiment prêté attention à la statue qui donnait son nom à cette place. Comme beaucoup d’Auxerrois, je passais devant sans la voir. Cette fois-ci, je la détaillai attentivement : Saint Nicolas, coiffé de sa mitre tendait son bras droit dans un geste de bénédiction. A sa droite, une cuve d’où émergeaient deux enfants sans tête ! Jamais je n’avais remarqué ce détail. Mon cœur se mit à battre. Il me fallait aider ces pauvres enfants.
La journée s’écoula lentement. Enfin, la nuit tomba. J’attendis que les derniers fêtards désertent les quais avant de passer à l’action. Munie d’un large panier et d’un simple drap, je m’agenouillai à l’endroit exact où les enfants m’étaient apparus le matin. Étrangement, ces deux visages aux chairs molles, abîmés par toutes ces années d’errance aquatique, ne m’effrayaient plus. Je n’attendis pas longtemps. Comme le matin, des remous précédèrent l’apparition des deux visages épuisés. Sans rien dire, j’immergeai mon panier et recueillis les têtes ruisselantes de vase. Je les recouvris de mon drap et partis d’un pas décidé en direction de la place, déserte à cette heure avancée. Saint Nicolas, éclairé par une lumière blafarde semblait nous attendre. Je déposai le panier sous sa main droite et soulevai délicatement le drap…
Je me réveillai hagarde. Pendant de longues minutes, je restai immobile. Quel cauchemar ! J’avais même la sensation de sentir la vase !
Je me levai et après une toilette rapide partis faire ma balade matinale. Inconsciemment, mes pas me guidèrent vers la place Saint Nicolas. La lueur du jour naissant donnait aux quais d’Auxerre une atmosphère inhabituelle. A moins que… Non, ce n’était pas la lumière, quelque chose avait vraiment changé. Mais quoi ? Le ciel paraissait plus lumineux, les couleurs plus vives, les odeurs matinales m’enivraient… Tous mes sens étaient en éveil, je revivais. Je me sentais joyeuse. Oui, quelque chose avait changé, en moi, profondément. Aucune angoisse ne venait troubler mes sens.
J’étais maintenant sur la place. Impatiente, je levai les yeux vers la statue. Saint Nicolas me fixait de son regard bienveillant. A ses pieds trônait une cuve dans laquelle deux petits enfants aux visages d’ange me souriaient.
Catherine
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