Le Noël de Léon
Le Noël de Léon
L’évidence l’avait réveillé. Une fulgurance de l’esprit. Un rai de lune chaulait la chambre, éclaircissait les meubles lourds et la comtoise de sapin, arrêtée depuis la mort du père, cela avait fait dix sept ans en octobre.
Cette année Léon fêterait Noël autrement ! L’exaltation le prenait et chassait le sommeil. Pourquoi n’y avait-il pas pensé avant ? Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ?
Dans ses draps jaunis et odorants, sous l’édredon de plumes, Léon calcule, prévoit, prépare, s’enfièvre.
À six heures moins cinq il est debout, gai comme un merle. D’abord il remonte la vieille horloge, s’émerveille du tic-tac retrouvé, pleure presque à la sonnerie de six heures.
Dehors il fait nuit. Taïaut risque une truffe glacée hors de sa niche, surpris de voir son maître avant mâtines. Celui-ci le détache et, miracle, l’introduit dans la cuisine, l’installe sur le vieux fauteuil de la mère, directement sur le coussin. Taïaut s’en inquiète, lèche les mains, fouette le dossier d’une queue servile, mais tend aussi ses flancs transis aux flammes qui crépitent dans la cheminée.
Léon a décroché une hache, chaussé ses bottes de forêt, vissé sur son crâne une casquette fourrée à oreilles. Taïaut sur le fauteuil garde les yeux clos de béatitude canine. La mère ne se lèvera pas avant neuf heures, Noël ou pas Noël. Léon a le temps d’aller couper une sapinette, une vraie, et pas un genévrier de radin comme chaque année le commande la mère.
Quand il revient, sa gorge souffle des vapeurs dans l’air froid. Il entre dans la cuisine avec son sapin, ce qui fait fuir Taïaut effrayé de se réveiller dans la maison et sur un fauteuil. Léon le récupère sous la table, le réinstalle d’autorité sur le trône maternel. Puis il décroche le jambon, en coupe une tranche épaisse qu’il dépose devant la truffe de l’animal. Enfin, il va quérir l’escabeau et cloue le sapin à une solive, la tête en bas.
Satisfait il quête l’approbation du père, qui le surveille à côté du poste de radio depuis son cadre noir et aussi celle du chien, resté raide sur le fauteuil, le regard halluciné, deux longs filets de bave rejoignant la tranche de jambon.
- Mange Taïaut !
L’ordre a dégelé les neurones du cabot qui maintenant s’étrangle avec la couenne. C’est le moment où la mère de Léon pénètre dans la pièce, patinant dans ses mules, saucissonnée dans une robe de chambre usée comme un vieux sac.
Elle est habituellement de mauvaise humeur.
Le sacrilège de la sonnerie de l’horloge résonne depuis la chambre du fils. Elle s’apprête à demander des comptes, entrouvre une bouche de murène, lorsqu’elle aperçoit, sur son fauteuil, le chien et le reste de jambon passionnément embrassés. Le menton lui choit, son appareil dentaire glisse laissant les incisives se pencher dangereusement dans le vide. Sa voix aigre commence une phrase par« Léon… »
Ce dernier pose sur elle un regard qu’elle ne lui connaît pas, un regard qu’elle découvre presque en même temps que la hache qui luit à son poignet et se balance drôlement. Alors elle ne parvient pas à dire ce qu’elle comptait lui dire et se contente de siffler comme une oie outragée.
« Joyeux Léon Maman ! » lui hurle alors, au ras du nez, son fils aîné.
Le sapin pend du plafond, retroussé comme une volaille prête à saigner. « La crèche maintenant ! » glapit Léon.
Il a sorti la boîte de santons. Sur la cheminée, il chiffonne du papier-rocher, Sous un auvent il place l’âne sur le dos, dans la mangeoire. Au dessus de lui, il installe Joseph et la Vierge afin qu’ils le réchauffent de leurs respirations. Le bœuf il l’installe au dehors, allongé la tête sous le jas d’une barrique. Les moutons, il les range par cinq, attablés comme pour des parties de poker. Les bergers sont parqués ensemble dans un enclos. Lou ravi fait un prêche et le curé avec ses enfants de chœur ont rejoint l’enclos des cochons. Les anges sont empilés sur une charrette comme des piquets.
Le blasphème que son fils fabrique devant elle terrifie la mère. Impuissante, elle cherche des yeux l’enfant Jésus. Qu’est-ce que la folie de son fils a-t-elle pu bien faire de l’enfant Jésus ?
Elle ne le voit nulle part.
Léon se désintéresse de la crèche. À présent, il décore le sapin en y accrochant des bouts de lard et y lance des guirlandes de papier toilette rose « parfum aube d’été ». La vieille s’appuie contre la table, elle n’ose pas virer Taïaut du fauteuil. Elle est persuadé que son fils est devenu fou, elle se dit qu’elle va devoir partager sa maison avec un fou.
À présent son fils fou dépose deux grands verres sur la table. Il les remplit de gnôle à ras-bord. Il en pousse un vers sa mère, se saisit délicatement de l’autre et baragouine, à peine audible : « Joyeux Léon Maman ! »
Alors, dans la bouche de son fils où il tourne comme dans une bétonnière, la pauvre femme reconnaît le Petit Jésus.
Les yeux levés vers le ciel et le sapin, Léon commence à bouffer le santon. Celui-ci se disloque dans un bruit de chocolat croqué ; un bras potelé chute sur la toile cirée. Léon avale d’un trait sa gnôle, entraînant dans son estomac la bouillie d’enfant Jésus. Puis il rote épouvantablement et entonne d’une voix de marchand de cochons les cantiques traditionnels. « Les An-geu dan-an nos campa-gneu ! », tout en pointant d’un doigt sévère le verre devant sa mère.
En tremblant, en fermant les yeux, la mère de Léon communie donc au calice de gnôle. Elle sent la brûlure de l’alcool lui fouiller le corps, puis ses jambes devenir molles et enfin sa tête se mettre à errer mollement au dessus du cou. Son fils braille à présent « Sain-ain-teu Nuit Dou-ou-ceu Nuit » en emplissant à nouveau leurs verres. Il veut quelque chose, elle comprend qu’il veut quelque chose… Il s’approche d’elle, il a son air de tout à l’heure et il lui souffle sous le nez dans une bourrasque de prune, « dis : Joyeux Léon mon fils ! Allez ! Dis-le ! »
Puis il réclame la même chose à Taïaut.
« Joyeux…Lé…On…mon fi » Réussit la Mère.
« Hou Houuuuuu Hou… » Ajoute Taïaut.
Noël 2018 –Nouvelles – Anatole