Top Cheffe
Orteil d’Or 2017 : Top Cheffe
Je regarde trop la télévision. Je le sais, mais c’est plus fort que moi. Ça m’occupe. Elle était allumée ce matin là.
J’étais en train de nettoyer mes vitres quand j’ai entendu Sophie Marceau. J’aime bien Sophie Marceau. On est nées le même jour à deux ans d’intervalle. Je me la suis toujours imaginée un peu comme une sœur. En mieux…en beaucoup mieux mais une sœur quand même.
Un gars à peine propre lui posait des questions sur sa vie privée et elle, elle ne répondait pas mais avec grâce. Pour finir, il lui a demandé :
- Est-ce que vous pensez avoir réussi votre vie ?
Je me suis dit que la question était débile mais pas elle. Elle prit le temps de réfléchir avant de répondre :
- C’est une question que je me pose parfois. Cinquante ans, c’est l’heure des bilans. J’en suis arrivée au trois quart de ma vie et finalement, même si j’ai encore quelques rêves à réaliser, je crois pouvoir répondre vous répondre oui.
Elle continua en expliquant. Elle avait beaucoup aimé, travaillé avec des gens formidables, appris d’eux, de ses enfants…
Après, il y eu de la pub, une redif d’une émission de téléréalité, de la pub, les infos.
J’étais toujours là avec mon torchon à la main.
J’éteignis la télé. La question du journaliste s’accrochait dans ma tête. Et moi, est-ce que j’avais réussi ma vie ?
Côté boulot, c’était pas tip top : vendeuse de chaussures. Pas de quoi se précipiter le sourire aux lèvres, le matin en se levant. Côté amour…Bon, j’avais pour moi d’être mariée depuis vingt-cinq ans et ce n’était pas donné à tout le monde. Même pas à Sophie Marceau. En étant honnête, je devais tout de même avouer que si j’étais toujours avec Pierre, c’était essentiellement par paresse. En général, je faisais abstraction de lui Je ne répondais plus quand il me parlait, je ne l’écoutais même pas. Je le soupçonnais de faire pareil avec moi. En conséquence de quoi, nous vivons en assez bonne intelligence. Surtout depuis que nous avions deux télés.
Il y avait nos deux enfants. Pouvais-je les considérer comme une preuve de réussite ? J’en doutais. Nos enfants, ils étaient bizarres. Déjà, ils avaient une tête bizarre. Et tellement de boutons que j’évitais de les regarder notamment pendant les repas. Heureusement, ils avaient souvent la tête baissée. Quand je leur parlais, ils me regardaient l’air absent, les yeux ronds, la bouche entrouverte, comme s’ils ne comprenaient rien à ce que je leur disais. Et effectivement, ils n’y comprenaient rien. Mes enfants étaient stupides.
Je n’avais pas de Rolex, jamais fait le buzz, mes vidéos de chatons n’avaient pas dépassé les 24 vues. Ma vie était donc un échec complet.
Je levai la tête, rallumai machinalement la télé. Dix jeunes s’énervaient dans une cuisine pour faire une ratatouille revisitée. Je restai un moment les yeux dans le vague sans vraiment comprendre le sens de ce qui se passait devant moi. Je n’étais pas bien sûre de ce qu’était une ratatouille et la notion de « revisite » me paraissait particulièrement abstraite. Pourtant, à la fin, tout était beau.
J’avais trouvé ! L’art culinaire, voilà un domaine dans lequel me réaliser.
Je partais de loin. À part une fois, à l’école primaire, je n’avais encore jamais épluché un vrai légume. Je ne l’avais jamais fait mais ça me paraissait tout de même faisable.
Dés le lendemain, je me mis donc au travail. Objectif : tarte aux pommes. J’achetai des pommes, une pâte en sachet et de la compote en boite.
Eplucher les pommes me prit plus de temps que prévu.
Je déroulai la pâte, un peu collante, d’un jaune étonnamment agressif sur ma tôle à galette toute neuve. Je posai toute la compote dessus puis mes morceaux de pommes déjà noircis. Au four.
Dix minutes plus tard, la chose sembla cuite, la pate avait pris une jolie couleur brune. Je sortis la tarte pour la poser sur la table.
En la regardant, je compris ce que voulait dire « revisitée ».
J’appelai les enfants : « pour goûter ». Ils arrivèrent d’abord heureusement surpris.
Impossible de déposer la tarte dans les assiettes, la pâte s’affaissait, la compote dégoulinait, les pommes se répandaient.
Le verdict de mes enfants fut implacable :
- Platane pour l’un,
- Diarrhée matinale pour l’autre ;
Pour mon deuxième plat, j’essayai l’omelette. Là encore, le résultat fut sans appel :
- Pneu mal rechapé pour l’un,
- Rouleau de scotch pour l’autre,
- Haut le cœur pour mon mari qui se garda bien de dire quoi que ce soit.
Mon troisième essai fut des pâtes à la bolognaise.
- Vomi de babouin pour ma fille.
- Raclure d’égout pour mon fils.
- Nouvel haut le cœur pour mon mari.
Au bout d’un mois, je les détestais. J’étais décidé à me tuer et eux avec. Puisque ma vie était ratée, autant en finir.
Le dimanche de la fête des mères, J’allai chez le poissonnier acheter un fugu, poisson toxique à la moindre erreur de préparation, j’avais au moins appris cela en étudiant la cuisine ! Je le découpai comme je pus, le fis cuire dans un bouillon et le servis avec une sauce toute prête, bien épaisse.
Chacun se força à finir son assiette, sans doute pour me faire plaisir.
Il y eu un moment de silence. Je les regardai en leur disant intérieurement adieu. Pendant au moins une minute, pas un geste, pas un souffle. J’attendais d’en voir un tomber la tête première dans son assiette quand mon fils se tourna vers moi étonné :
-
C’est mangeable !
Ma fille ajouta :
-
C’est même presque bon.
Mon mari hocha la tête.
Je jubilais. J’avais réussi là ou seuls des maîtres s’aventuraient. J’avais un don. Personne ne le saurait jamais mais tout de même, j’étais spéciale, j’avais réussi un exploit, je pouvais être fière de moi, j’avais réussi ma vie.
Ce jour-là, en rentrant du marché, le poissonnier raconta à sa femme en rigolant :
-
Une tarée est venue me demander du fugu ! Je lui ai vendu deux silures pour 180 euros, elle était contente. Les gens regardent trop la télé !
Laure Timon