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Orteil d’Or 2016 Hub Anne Le Goff (Orteil d’Or )
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La bougie allumée fait danser sa flamme sur les murs de ma chambre, projetant des ombres bienveillantes. Confortablement installé sur le grand matelas qui s’est habitué à n’épouser que mon corps, je tourne les pages une à une. L’histoire est banale mais j’aime la sensation veloutée des pages sous la pulpe de mes doigts, le bruit qu’elles font quand elles se frottent l’une à l’autre. Mes paupières devenues trop lourdes, je souffle la bougie dont la fumée proteste quelques instants et me pelotonne sous la couette. Elle m’enrobe d’un doux parfum de lavande. Me félicitant d’avoir mis des draps propres, je me prends à penser à la peau de Louise.
Je m’imagine guider ma main selon les courbes de son corps, sentant sous mon passage le fin duvet blond se hérisser. J’alterne entre délicats effleurements du bout des doigts et pressions plus profondes. La chair pâle répond à mes caresses avec souplesse et le corps de Louise se tend, s’arque, se cabre. Je la regarde dans les yeux, plongeant dans le bleu-gris de ses pupilles légèrement dilatées. Puis j’enfonce mon visage dans son cou, respire son parfum, effluves de savon à la rose mêlés à l’eau de son corps. J’inspire aussi fort que je peux, m’enivre comme pour garder à tout jamais ce parfum délicieux dans mes narines. J’embrasse la naissance des épaules, la poitrine légère, le nombril chatouilleux, le ventre douillet.
J’en étais à ce moment de ma rêverie lorsque je me suis endormi.
État civil : Hubert Delongle. Hub pour les très intimes, mais moins il y en a, mieux je me porte. Cinquante-sept ans au compteur. Demi-siècle bien tassé, vieillesse encore une vague idée. Petits yeux tout pochés rapprochés, nez en voile par le vent étirée. Front qui accuse le coup, pommettes encore à la recherche d’aventures. Pas franchement l’archétype du vieux beau, mais ma bouche à calembours et mon sourire de série rattrapent l’affaire.
De bonne heure, de bonne humeur : mon credo pour attaquer du bon pied ma journée avec les gamins de mon école. Plus de vingt ans que j’ouvre et ferme les grilles, matin et soir. Je connais chaque craquement du grand portail, chaque gravillon de la petite cour. La chasse d’eau irritable du premier étage n’a plus de secret pour moi ; le robinet qui goutte dans la salle des profs a tout à coup la bouche sèche quand c’est moi qui lui parle ; le tiroir du bureau n’obéit qu’à mes doigts. Malgré ces habitudes je suis toujours heureux quand il faut travailler. Je ne suis pas de ceux qui partent au turbin le cœur aussi lourd que la sacoche. C’est que j’aime mon métier, moi madame ! Selon les époques, j’ai été maître d’école, instituteur puis professeur des écoles ; peu m’importe le titre, tant que je peux faire le job. Trente-deux ans de boutique, et les enfants m’émerveillent toujours autant. Bien sûr depuis quelques années, au moment d’aborder la préhistoire ça n’a pas loupé, toujours un pour me demander : « Mais toi, maître, tu les a connus les dinosaures ? ». Alors en bon diplodocus je me marre, et puis j’essaye de leur donner la notion du temps. J’aime la façon dont les enfants et leurs paroles sont libres, pas endimanchés par les conventions, la gêne, la crainte. Je me dis parfois que le monde serait plus beau si les adultes savaient retrouver cette spontanéité. Alors quand je recroise mes anciens élèves à la boulangerie, je vérifie d’une blague ou deux qu’ils soignent leur cœur d’enfant et que leurs yeux brillent toujours de malice. J’aime voir leur visage qui s’illumine quand ils me voient au loin, j’ai l’impression d’être un joli souvenir. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être un joli souvenir de son vivant !
J’ai de la chance, parce qu’avec ma mine bonhomme et ma voix d’ours brun, on dirait bien que les gens me font tout de suite confiance. Du coup, jamais d’anicroches avec les collègues ou les parents d’élèves. Tout le monde m’aime, je dois bien le reconnaître… C’est sûrement parce que je les aime, moi aussi, c’est ma recette miracle !
L’autre jour entre deux leçons, j’ai demandé aux mômes ce qu’ils voulaient faire quand ils seraient grands. Question qui m’amuse, au fond : je crois que moi, je n’ai pas encore décidé de ce que je ferai quand je serai grand. Matthieu a été le premier à lever la main. Les autres lui ont emboîté le bras, tentant de lever chacun la main plus haut que le voisin. J’ai donc interrogé Matthieu qui m’a répondu : « Moi, quand je serai grand, je serai architecte ! ». « Et pourquoi ça ? » je lui ai demandé. « Parce que comme ça les maîtres, ils ne pourront plus mettre les enfants au coin ! ». Les élèves se sont figés, ils ont regardé Matthieu avec de grands yeux un peu apeurés mais, voyant mon sourire toujours à l’affiche, ils ont éclaté de rire. Matthieu, faut bien l’avouer, c’est un peu mon chouchou. Je ne peux pas le dire aux gosses, parce que c’est le moins sage de tous… Je crois bien que je me reconnais un peu en lui. Toujours à rire de tout, à chercher le bon mot pour amuser la voisine, à trouver des astuces et autres taquineries. Alors c’est sûr, il le connaît le coin au fond à droite ! C’est pas que je tienne à le punir, mais vis-à-vis des autres je suis bien obligé de marquer le coup quand il exagère. Je l’envoie au coin, et j’ai l’impression qu’il s’y plaît bien. On dirait qu’il s’y est fait des amis. Quand je l’observe au fond de la classe, je le vois presque danser, les mains dans le dos, l’imagination déjà à mille lieues d’ici. Alors au bout de quelques minutes, je retourne le chercher. On a notre petit rituel : j’arrive en silence, je fais peser ma main sur son épaule, il plante ses yeux fripons dans les miens. Je cligne ostensiblement des paupières et c’est pour lui le signal qu’il peut revenir s’asseoir.
Ensuite, j’ai interrogé les autres. Amélie veut être dresseuse d’orques, Justin professeur de contrebasse, Caroline prévoit d’être chef, pour ne rien faire et donner des ordres aux autres. Camille envisage d’être boulanger la semaine et jockey le week-end. La plus discrète de tous, une petite blonde aux yeux profonds, m’a répondu de sa voix délicate : « Moi, je voudrais être gentille avec les enfants ». Les autres se sont aussitôt écrié que ce n’est pas un métier, mais je les ai fait taire d’un geste de la main. Je me suis approché d’elle, ai soulevé délicatement sont menton et lui ai seulement dit : « C’est très bien, Louise. »
Cour d’assises, 17h22. L’avocat termine sa plaidoirie. Visages sceptiques des jurés. Regards haineux de l’audience. Le président demande machinalement à l’accusé s’il a quelque chose à ajouter. Hubert se lève dans le box. Mouvement réflexe des deux gardes. « Comment ne pas y penser ? Tout le monde y a pensé au moins une fois… » Rumeur qui s’élève de la salle. Le maillet du juge s’abat trois fois, réclamant le silence. La cour sort pour délibérer.
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