Cette nuit là
Cette nuit là
Cette nuit-là, personne ne la raconta mais chacun la garda en mémoire comme une trace indélébile. Un tatouage de nos âmes. Inutile de l’évoquer, d’un regard, nous savions quand l’un de nous se la remémorait. Il suffisait de certains sons, assez quotidiens, pour que l’ombre nous submergea. Même aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après les faits, elle me hante.
A cette époque, je n’étais qu’un petit garçon de six ans. Je crois que cette nuit est mon premier vrai souvenir. J’étais dans ma chambre, sous les draps. Les volets étaient fermés mais à cause de la chaleur ma mère avait laissé la fenêtre ouverte. Paris était déjà étouffant ce juillet-là. Je ne me rappelle plus ce qui m’a réveillé. Les portières qui claquaient ou les chiens qui aboyaient ? Soudain, notre rue ne fut que bruit. Je n’arrive pas à me remémorer ce que les hommes disaient dehors. Quand j’essaie de sonder ma mémoire, je n’ai qu’une impression. Celle de vociférations dures, de tonalités impératives et de sonorités sèches. Est-ce vraiment ce que j’ai entendu ou ce que j’interprète, je ne sais pas. A mon âge, il est bien difficile de faire confiance à ses souvenirs.
Par contre, je n’ai aucun doute sur l’impression qui m’a envahi, c’était la peur. Pas celle du monstre caché sous le lit ou de l’obscurité, non une terreur paralysante qui m’a longtemps accompagné dans mon sommeil. Est-ce ce ressenti qui a fait que nous n’en avons jamais reparlé ? Peut-être.
La rue était redevenue silencieuse, lourde de menaces, mais j’interprète certainement. Ensuite, il y a eu le bruit des talons des bottes dans l’escalier, sec, déterminé, sans appel. Je n’ai jamais pu mettre de bottes suite à cette nuit. Les griffes d’un chien et ses gémissements étaient distincts aussi. Puis des portes furent frappées dans la cage d’escalier.
Est-ce à ce moment-là que j’ai appelé ma mère ? Je ne sais pas. Je la revois dans ma chambre, un doigt sur la bouche pour me supplier de me taire, les yeux effrayés. Elle avait peur, je le ressens encore. J’étais serré contre elle et je me souviens de son cœur qui battait trop rapidement.
Des voix fortes résonnaient, la rue reprenait ses bruits. Des portières s’ouvraient, des ordres étaient criés. Cette cacophonie fut pourtant rompue par une toute petite voix familière. Je n’entendais qu’un faible son mais il reste plus puissant que tout le reste en moi. C’était Rebecca, ma petite voisine, elle pleurait et à travers ses sanglots, je l’entends toujours. De son ton inquiet et suppliant, elle demandait sans relâche à sa mère où elles allaient.
Dans mes pires cauchemars, cette interrogation m’assourdit, me poursuit et m’anéantit. J’étais trop jeune pour comprendre, pour savoir qu’il était impossible de lui répondre. Que cette information était une monstruosité imprononçable pour une mère à sa petite fille.
Est-ce pour cela que nous ne l’avons jamais évoquée ? Pour effacer l’horreur qui attendait tant de nos voisins et qui nous avait épargnés en laissant faire ?
2015 – Nouvelles – Emmanuelle Dal Pan