LE FAUTEUIL
Le fauteuil
Je sais qu’on me prendra pour un fou, néanmoins je tiens à écrire cette histoire qui m’est arrivé pour, en quelque sorte, l’exorciser. Personne ne m’a cru jusqu’à présent et probablement personne ne me croira. Pourtant, je jure que c’est la stricte vérité et si je parviens à en convaincre un parmi vous, je serais le plus heureux des hommes.
Cela s’est produit le 17 novembre 2008 au fin fond d’une région qu’on appelle le Morvan. La nuit était tombée et il pleuvait des cordes qui venaient violemment fouetter le pare-brise. On n’y voyait plus à vingt mètres. J’étais en rase campagne et regrettais de ne pas avoir fait halte dans la dernière ville que j’avais traversée, quand mes phares éclairèrent un panneau indiquant un hôtel restaurant. C’était inespéré dans ces lieux. Je suivis le panneau et trouvai assez vite un hôtel tout ce qu’il y avait de charmant. A peine entré, je fus accueilli par un majordome très solennel qui portait chemise blanche, pantalon noir et gilet grand-père rayé rouge et noir. Il me débarrassa de mon imperméable mouillé et appela un groom pour porter ma valise. Le jeune homme portait une veste crème à brandebourgs noirs et un pantalon noir. Le majordome me dit : « Si monsieur veut bien se donner la peine », en me désignant l’accueil. Le concierge en costume cravate me fit remplir le registre et m’attribua une chambre. « Le repas sera servi dans une heure » me dit le majordome « j’invite monsieur à profiter du salon en attendant. Monsieur prendra t’il quelque chose ? ». Je commandais un chocolat chaud, tout étonné de l’atmosphère Georges V de l’endroit. Pourtant si j’avais pu savoir, j’aurais décampé en préférant affronter la fatigue et le climat déchaîné.
Le salon était feutré et cossu avec banquettes et fauteuils moelleux en cuir de la meilleure qualité. Il était organisé en plusieurs îlots répartis autour de tables basses en chêne massif. Des orchidées et des bouquets assemblés dans l’art ikebana trônaient au milieu. Des tentures à thème médiéval étaient tendues aux murs. Ma commande arriva et dès la première gorgée, je compris que j’avais à faire à un vrai chocolat artisanal comme on n’en fait plus. C’était un délice. Malgré cette débauche de luxe, je n’avais vu aucune étoile attribuée à l’établissement. Je décidais de jouir du confort sans plus me poser de questions. La pluie et le vent tambourinaient aux vitres et renforçaient l’impression de bien-être.
Soudain un vieil homme habillé en frac, portant monocle et haut de forme fit une courte apparition et en passant à côté de moi me chuchota mystérieusement : « Surtout ne vous endormez pas dans les fauteuils ». Décidément tout était étrange ici, mais j’y restai indifférent n’étant pas d’un caractère impressionnable.
De la presse de toute sorte était à disposition et je décidais de m’absorber dans Le monde. Une vingtaine de minutes plus tard, un homme arriva avec un parapluie à écailles dorées. Le majordome était déjà dans le vestibule pour l’assister. C’était un homme d’un certain âge, cheveux blancs, fines moustaches et petit bouc. Il était élégant sans snobisme et avait un air bonhomme. Il vint s’installer dans le fauteuil en face du mien et commanda une bière. « Bonsoir, je m’appelle Ambrose James, je suis Britannique et je suis en voyage d’affaires ». Je déclinai mon identité et le félicitai sur la correction de son français. Il avait un accent à peine perceptible. « Oh, je n’ai aucun mérite, je suis en commerce avec vôtre pays depuis trente cinq ans durant lesquels j’ai plus vécu en France qu’en Angleterre ». Après quelques banalités sur le temps, nous nous absorbâmes dans nos journaux respectifs. Monsieur James, bien que nous soyons dans un territoire perdu, avait trouvé le Times. Il semblait épuisé. D’ailleurs, quelques instants plus tard, il dodelina de la tête puis sombra dans le sommeil. Je continuai ma lecture et je lus un article consacré à la polémique provoquée par Lionel Jospin qui avait rendu hommage aux Poilus mutins de 1917. J’avais une impression de déjà vu. Quand je tombais sur une page consacrée au dernier prix Goncourt Confidence pour confidence de Paule Constant, je n’eus plus de doute. Je connaissais le prix Goncourt 2008, Syngué sabour d’Atiq Rahimi. Je revins à la première page du journal et lus sous l’entête : 17 novembre 1998. C’était extraordinaire, le journal semblait sortir de la presse. Je levais le nez pour faire partager ma découverte avec monsieur James et lui demander si le Times était à la bonne date. C’est là que je vis la chose la plus étrange et la plus horrible de ma vie. Monsieur Ambrose James commençait à s’enfoncer dans son fauteuil mais pas de manière naturelle, il était absorbé par le fauteuil ! J’étais tétanisé par la stupéfaction. Ce n’est qu’à sa totale disparition que je réagis. Je bondis vers le fauteuil, enlevai le gros coussin et tombai sur le tissu recouvrant les ressorts. Plus aucune trace d’Ambrose James. Je renversai le fauteuil pour regarder en dessous. Rien. « Ca alors ! Mais c’est impossible ! » M’écriai-je. Le majordome alerté fut vers moi en deux secondes. « Monsieur a perdu quelque chose ? ». Je demeurai stupide dans la contemplation du fauteuil. « Un homme viens de disparaître happé par ce fauteuil ! » fis-je en proie à l’angoisse et conscient de l’absurdité de la situation. « Allons monsieur, c’est impossible, vous aurez sans doute rêvé. » me répondit le majordome. « Pas du tout » insistai-je « il s’agit de la dernière personne arrivée, un Anglais, monsieur Ambrose James ». « Il n’y a personne de ce nom ici » m’affirma le majordome « et vous êtes le dernier arrivé ». « Mais enfin vous l’avez accueilli vous-même … le registre, il est inscrit dans le registre ». Je me précipitai vers le concierge qui ne fit aucune difficulté pour me montrer le livre. Aucun Ambrose James n’y figurait, c’était mon nom qui apparaissait en dernier ! « C’est incroyable … et le monsieur au monocle il savait quelque chose sur les fauteuils ». « Je ne connais aucun monsieur portant monocle dans cet hôtel. Monsieur se sera sûrement assoupi quelques instants » Poursuivit le majordome patient avec la même voix monocorde.
Je fus bien obligé de me rendre à la raison et d’admettre que j’avais dû rêver toute cette scène. J’étais confus mais tout m’avait paru si réel que j’avais du mal à me départir d’un doute. J’étais tellement contrarié que je montai dans ma chambre sans dîner. C’était presque une suite et ce luxe était sans surprise mais commençait à me susciter de l’aversion. Le film de cet homme avalé par le fauteuil repassait sans cesse dans ma tête. J’essayais de penser à autre chose, de me convaincre que ce n’était qu’un songe mais l’histoire revenait encore et encore. Je tentai de dormir car je me sentais las de toute la route que j’avais faite et surtout de ces émotions provoquées par la bizarre et terrible scène. Impossible de fermer l’œil. Je me relevai, consultai mon téléphone portable pour constater qu’il ne passait pas. Un contact avec l’extérieur m’aurait pourtant fait du bien. Je pris une douche, m’essayai à la lecture. Rien n’y fit, à trois heures du matin, je ne dormais toujours pas. Vers les quatre heures cependant je parvins à m’endormir et me retrouvai dans un cauchemar où le majordome était devenu dompteur de fauteuils cannibales dont on apercevait la dentition pointue. D’un coup de fouet il les tenait en respect, puis, quand il me vit, leur cria « Attaque ! ». Je me réveillai en sursaut et en sueur, j’avais à peine dormi une heure. J’attendis l’aube avec impatience en me balançant sur mon lit, l’oreiller entre les bras.
Aux premières lueurs du jour, je me lavai puis m’habillai. Je descendis avec ma valise dont le groom s’empara dès qu’il m’aperçut. Le majordome était déjà sur le pied de guerre et toujours aussi solennel, comme si de rien n’était, me proposa de m’installer pour le petit déjeuner. N’ayant pas mangé la veille au soir, j’acceptai volontiers. En passant près du salon, je ne pus réprimer un frisson. Je pris un café avec deux croissants et bien que rompu, je me préparai à partir avec un sentiment de soulagement. Après que j’eu réglé ma note, le groom passa devant avec ma valise, le majordome m’accompagna jusqu’au vestibule, m’aida à enfiler mon imperméable en me lançant un « Au revôôir monsieur ». Et là, je ne sais pas pourquoi, je baissai la tête et aperçus dans le réceptacle prévu à cet effet, le parapluie à écailles dorées.
Je me rendis à la gendarmerie la plus proche et je racontai toute mon histoire. Je me heurtai bien sûr à l’incrédulité d’autant qu’on me dit qu’il n’y avait pas d’hôtel dans le secteur que je décrivais. Néanmoins, la journée étant calme, ils acceptèrent que je les conduise sur les lieux pour me rassurer. Je retrouvais la petite route avec, en piteux état mais bien présent, le panneau indicateur. Malheureusement au bout du chemin … des ruines ! Quelques pans de mur subsistaient et à l’intérieur un amas de gravats et de poutrelles carbonisées. Il y avait même une carcasse de fauteuil ressorts à l’air. « Cet hôtel restaurant a brûlé en novembre 1998 en pleine nuit » me dit le gendarme le plus âgé, « presque tout le personnel est mort et il y eut peu de rescapés ».
J’étais au-delà de la perplexité et j’éprouvais une sensation de vertige. J’avais sûrement blêmi car les gendarmes s’enquérir de ma santé. « Ce n’est rien monsieur, vous avez dû vous endormir au volant de votre voiture. Heureusement que vous n’avez pas eu d’accident » me dit un des hommes. Les gendarmes me raccompagnèrent à ma voiture et me laissèrent partir en me conseillant la prudence.
Quelques semaines plus tard, alors que mes souvenirs hantaient mes cauchemars chaque nuit, la police d’Interpol vint m’arrêter à mon domicile. Un citoyen britannique du nom d’Ambrose James avait disparu le 17 novembre dernier. Ma déposition à la gendarmerie leur avait permis de faire le lien avec moi. J’étais la dernière personne à l’avoir vu. Je passai plusieurs séances d’interrogatoire durant lesquelles je racontais sans relâche mon histoire des dizaines de fois. Quarante huit heures plus tard je fus accusé du meurtre d’Ambrose James. On avait retrouvé son corps sous les décombres de l’hôtel à l’intérieur des murs. Il était mort d’asphyxie sans trace de strangulation, sans coup ni blessure. On me demanda comment je m’y était pris pour l’étouffer, je niai tout catégoriquement et je racontai à nouveau la scène absurde à laquelle j’avais assisté.
Je fus extradé en Angleterre et je purge actuellement une peine de vingt ans de prison à Brighton pour le meurtre d’Ambrose James. Les experts psychiatres se sont tous mis d’accord pour dire que mon histoire était typiquement un déni pour fuir la responsabilité d’un acte qui me rongeait de culpabilité et qu’en allant trouver les gendarmes j’avais inconsciemment avoué.
Février 2016 – Nouvelles – Fabienne Debues
3 Commentaires