Je ne supporte pas les cerises.
Consigne : Nouaison
Je ne supporte pas les cerises.
Mes parents avaient pour seul bien, pour seul fierté un verger de cerisiers.
Tous les mois de juin, depuis l’année de mes dix ans, j’avais été obligé de me lever à l’aube et de me coucher au crépuscule pour cueillir leurs fruits maudits.
Trois cagettes avant l’école, trois cagettes après, sinon pas de souper.
Tous les ans, au moment de la nouaison, mes parents se lamentaient : « Les fleurs sont gelées, malades, pourries. On n’aura pas de cerises cette année. »
Tous les ans, j’espérais mais tous les ans, il y en avait bien assez pour me pourrir le printemps.
Dès que j’ai pu, je me suis sauvé loin des champs de cerisiers.
Je suis revenu poussé par le remord et par la nostalgie. Mes parents étaient vieux, usés par des années de cueillette. Devant leur champ, ils regardaient avec tristesse les cerises pourrir sur leurs arbres lourds. Ils me regardaient aussi avec incompréhension, moi qui n’avais pas le désir de remplir de cagettes.
Ils sont morts bien sûr, avant leurs cerisiers. Tous les ans au printemps, je me lance un défi. Avec une paire de ciseaux, je guette la nouaison et je coupe. Pas de cerises sur mes cerisiers.
Laure Timon – Textes courts – 2015