Religion d’Amour
Religion d’Amour
Jamais Thérèse ne néglige de jeter un coup d’œil au rayon « presse » lors de ses courses hebdomadaires au magasin-moyenne-surface où elle a ses habitudes. Elle y consacre au moins un quart d’heure, sous le regard tolérant ou indifférent des employés, avant de passer aux autres rayons. Parmi sa revue de presse figure toujours la rubrique « Avis mortuaires » du quotidien régional…Ca lui permet de suivre le devenir de personnes qu’elle a connues : elle détaille les noms et prénoms des proches qui font part, elle remue ses souvenirs, mesure ainsi l’ampleur des liens (forts ou ténus) tissés tout au long de sa propre vie -pour l’essentiel passée dans ce département-. Occasionnellement, elle décide d’écrire un message de sympathie ou, dans certains cas, d’aller aux obsèques….
Cette fois, c’est un vrai flash-back qui saisit tout son être ! Elle décide d’acheter le journal, seulement le journal. Elle fonce vers sa voiture, démarre et, sans l’avoir prémédité, se retrouve vers une écluse qui permet d’accéder à une petite île au milieu de la rivière …
Un tronc d’arbre lui propose un siège bienvenu au bord de l’eau… Thérèse est seule. Calmement elle déplie sa revue et relit l’avis d’obsèques de Mme Simone Adam (obsèques civiles dont font part son fils Louis, sa fille B. et leurs conjoints.) .
Simone Adam, toujours accueillante, chaleureuse… Thérèse l’avait connue alors qu’elle débutait ses études à Paris; Elle avait été tellement surprise que Louis ose l’embrasser en sa présence et que cela ne crée pas de scandale !
Le scandale, il était bien ailleurs et lui revenait maintenant par bouffées devant ce journal ouvert ! Scandale d’une éducation catholique qu’elle ose maintenant qualifier d’ « intégriste » !
Thérèse et Louis Adam s’étaient connus en colonie de vacances . Thérèse se souvient même de la robe qu’elle portait la première fois où ils se sont vus -( c’était dans le car qui amenait une série d’enfants dans cette colonie de Noirmoutier)- une robe de soie bleue qui cachait à peine un panty coquin.
Elle n’oublierait jamais ses yeux bruns rieurs, son regard prégnant, son sourire spontané !
Ils étaient l’un et l’autre moniteurs.
Elle et lui se sont repérés dès ce premier voyage. Discrètement, il se sont apprivoisés… Elle a oublié maintenant si leur premier flirt fut rapide… Mais elle sait seulement que pour elle , dès ce premier jour, aucun autre garçon ne lui parut digne d’intérêt !.
Le mois suivant elle débutait ses études à Paris. Louis habitait alors chez ses parents, vers la Place d’Italie ; Avec seulement le bac pour tout bagage, il démarrait une carrière d’enseignant.
Leur relation aurait dû être une romance sans histoire : Thérèse avait été très bien reçue par les parents de Louis, particulièrement par sa maman , Simone, qui paraissait tellement heureuse de projeter l’avenir de son fils avec cette jeune fille !
C’était sans compter avec tous les principes de Thérèse, principes inculqués par son éducation catholique rigide et confortés par l’influence d’un prêtre qui s’était institué son « Directeur de conscience » et à qui elle croyait devoir confier tous ses doutes les plus intimes… Que n’eut-elle eu plutôt recours à un psy qui aurait pu l’aider à se départir de tout son sur-moi paralysant !
Ça n’est pas tant l’éducation reçue directement de ses parents qui s’avéra paralysante que celle , subsidiaire , de tous ces pseudo-éducateurs à qui ils avaient confié leur fille…
Certes ses parents étaient catholiques pratiquants, certes ils tremblaient devant le risque que leur fille ne tombât enceinte, ce qui eut ruiné leur réputation…Ils surveillaient donc particulièrement ses relations, interdisant tout flirt, mais, à contrario, ils pouvaient lui faire confiance pour passer des nuits entières au bal ou pour se produire en spectacle à l’occasion de fêtes rurales.
Croyant bien faire, à son entrée en 6ème, ils avaient privilégié l’école religieuse à l’école laïque . Ce fut alors l’internat , encadré par des bonnes sœurs en cornettes dont le principe majeur d’éducation reposait sur la culpabilité…. Des nuits en grands dortoirs où les pyjamas étaient prohibés ainsi que les mains sous les draps. Des toilettes très pudiques : visage et bras seulement ; une douche par quinzaine, dos frotté par la religieuse de service ; lavage de pieds en cuvette pour la semaine sans douche. Des repas insipides, toujours les même du samedi au jeudi ( soupe, viande bouillie, carottes et pommes de terres bouillies également) avec variante le vendredi : jour du poisson/pois cassés! Mais surtout des prières à tous moments de la journée : 15 par jour au minimum, du lever au coucher, en partant en récréation et au retour, sans compter les messes au petit matin, à jeun, les chemins de croix et autres processions à la Ste-Vierge… Obligation de se confesser chaque samedi ! Cours d’instruction religieuse où l’accent était bien mis sur le crime des juifs qui avaient tué Jésus ! Admiration de tous les missionnaires qui par le monde entier étaient envoyés convertir les païens et contribuer à répandre notre bonne civilisation occidentale !
Interdiction de rencontrer le moindre garçon, fut-il son frère ! Tout courrier était lu à l’arrivée et au départ ! Des jeudis après-midi silencieux, consacrés à la couture, en dehors d’une promenade en rangs .
Telle fut, pendant quatre ans, la vie de Thérèse adolescente avec retour en famille deux dimanches par mois !
Pour des raisons économiques, et le lycée étant jugé moins anti-clérical que le collège, Thérèse fréquenta ensuite le Lycée du chef-lieu . Pour que ne cessât pas totalement l’emprise de la religion, elle fut inscrite aux cours d’éducation religieuse et aussi incitée à appartenir à un mouvement de militantisme catholique : la JEC (Jeunesse Étudiante Chrétienne). Là , il lui fallait tenir quotidiennement un cahier de « révision de vie » , analyser tous les faits de la journée à la lumière des préceptes de l’Évangile… Au cours de réunions hebdomadaires et de week-ends, un prêtre , institué directeur de conscience, orientait l’analyse de tout son vécu…
C’est ce même prêtre auquel elle confia son amour pour Louis, l’immense désir de lui qui la taraudait, ses difficultés à ne pas céder à l’envie de faire l’amour avec lui . Il l’encouragea à attendre qu’il n’y ait plus de différents entre eux sur aucun point, qu’ils soient d’accord sur une même philosophie de vie avant de s’engager et il l’encourageait à rompre avec lui, ne cessant de l’exhorter à sublimer ses frustrations !. Or, alors que Thérèse mettait un point d’honneur à survivre avec sa bourse insuffisante complétée de petits jobs et à être totalement autonome vis-à-vis de ses parents, Louis vivait chez les siens et consacrait ses premiers salaires à s’acheter une belle voiture. Thérèse était jalouse de cette voiture : elle aurait tant désiré que Louis prenne un appartement et lui propose de vivre ensemble !
Leurs relations n’était que séparations et retrouvailles, désir et lutte infernale contre ce désir. Elle lui imposait une exigence de qualité inatteignable. S’y mêlait la peur panique du risque de grossesse .
Enfin la loi Neuwirth (ouvrant l’accès à la contraception) puis Mai 68 et la libération sexuelle étant passés par là, ils finirent par avoir chacun d’autres partenaires avec beaucoup moins d’exigences. Quand enfin ils s’autorisèrent à consommer leur amour ce fut plutôt moins réussi qu’avec leurs ami(e)s de substitution. A nouveau, il se séparèrent . Cette dernière séparation fut insupportable à Thérèse qui le lui écrivit ; Malheureusement, Louis lui répondit qu’il venait de retrouver l’ancienne amie qu’il fréquentait avant qu’ils ne se connaissent et qu’il envisageait de l’épouser !
De ce jour, Thérèse changea : de méticuleuse, quasi-obsessionnelle, elle devint bordélique. Elle vécut une vie étudiante délivrée des contraintes de sa morale antérieure, mais Louis ne quittait pas son esprit ni même son corps : ne vivait-elle pas toute étreinte les yeux fermés, de façon à s’imaginer dans ses bras… Elle rêvait d’être autorisée à passer parfois un week-end avec lui -parenthèses de passion dans leur vie-.
Elle retourna à Noirmoutier et pleura tout son saoul sur la plage où ils se retrouvaient.
Une seule fois, elle osa lui faire signe lors d’un passage à Paris et elle fut heureuse qu’il ait répondu à son appel.
Une autre fois, bien plus tard, elle eut la curiosité de chercher où se trouvait la maison de campagne de sa maman (devenue veuve). Elle interrogea une personne dans les environs et le hasard voulut que ce fut le beau-frère de Louis. Il lui proposa d’entrer voir sa belle-maman qui leur avait tant parlé d’elle !
Cette vieille maman accueillit à nouveau Thérèse avec chaleur, elle lui dit combien elle aurait désiré qu’elle fut sa belle-fille. Mère, fille et gendre rivalisèrent de critiques à l’encontre de la femme de Louis. Lui se trouvait alors dans une aison de campagne assez proche et tous insistèrent pour l’appeler. Thérèse refusa.
Depuis bien longtemps elle avait renoncé à l’amour-passion qui l’avait brûlée, s’était engagée dans une relation plus raisonnable, avait fondé une famille et mis ses rêves sous le boisseau .
Elle avait mis aussi , au fil des années, de plus en plus de distances avec ses convictions religieuses, s’était bien débarrassée de toutes les névroses chrétiennes induites et se méfiait désormais de toutes les religions et leurs tendances à l’hégémonie ou au radicalisme à un moment quelconque de leur histoire .
Toutefois, cet avis de décès de Simone Adam avait réveillé soudain tous ses souvenirs avec son premier homme, son amour-passion !
A l’heure où gémissent les rêves négligés, à cette heure, la nostalgie franchit le seuil de la douleur pour accéder à la quiétude des seuls souvenirs…
Thérèse éparpilla par fragments son journal pour le laisser filer et se décomposer au fil de l’eau …
Colette Bellanger