Déraillement

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23 / 06 / 2015
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Déraillement

Le front de l’homme est appuyé sur le carreau froid de la vitre du wagon. Le train s’est à nouveau arrêté. L’homme ne sait pas pourquoi, comme d’habitude avec la SNCF.
Il lui a semblé percevoir un choc. Un amoureux éconduit ? un égaré qui cherchait sa voie ? un quidam bancal qui voulait faire la «une» des journaux au moins une fois ? Pourquoi d’ailleurs penser immédiatement à un drame, disparaître c’est l’amorce d’un renouveau pour d’autres.

L’homme voit au travers la buée que sa respiration dessine un visage qui l’observe du dehors, il ne se reconnaît pas, son index se touche le nez la bouche. Du dedans, assis sur le siège 37 A, il scrute l’autre coté où un autre l’a gommé et apparaît.

Plusieurs arrêts depuis qu’il est monté, parfois des tunnels, la lumière qui vacille, des assoupissements, des ombres qui le frôlent, mais il ne voit pourtant personne dans son compartiment ni dans les suivants. C’est même assez étrange sur une grande ligne, il est allé vérifier.

Derrière la vitre quelqu’un s’ébauche en lieu et place de lui, à peine a t il le temps de s’y attacher pour savoir qui il est ? Le train redémarre. Déjà les roues tractées crissent et couinent, le visage s’est retourné, c’est une silhouette dansante et vive qui sautille maintenant. Il l’a déjà croisé ce compagnon de route puis il a changé de destination, comme ce train qui tangue dans cette courbe insensée.

Il se réveillait depuis quelques semaines l’oreiller trempé de larmes et sans pouvoir se souvenir des cauchemars, juste cette musique des anciens temps : «Confusion will be my epitaph
As I crawl a cracked and broken path»

Il a continué a jouer à «comme si» ; le matin il sortait à 8h de chez lui, arrivait à son cabinet pour son premier rendez vous de 8h30, versait quelques gouttes d’eau dans la plante verte de la salle d’attente, écoutait les messages sur son répondeur, des urgences existentielles bien sur, et jusqu’au soir il suffisait d’être assis là, posé dans ce fauteuil cuir club, et de s’emplir des mots de tous ces autres qui habillaient ses journées .
Le dernier client parti, il s’accordait un vieux whisky, s’ébrouait pour faire disparaître les miettes des petites histoires qui l’avaient inondé et il rentrait chez lui où il se nourrissait avec délectation de silence et de vide.

Il contemplait les murs blancs de son appartement où rien ne venait interpeller l’œil. La gardienne de l’immeuble qui faisait le ménage chez lui s’était étonnée de tant de nudité,de l’absence de tableau sur les murs.Elle avait laissé un mardi un pot de géraniums rouge sang sur le rebord de la fenêtre ; il l’avait laissé dépérir jusqu’au mardi suivant. Elle avait insisté, un deuxième pot était apparu. Des Bégonia «Dragon Wing», résistants à la sécheresse qui connurent la même fin, elle n’a pas osé un troisième.
Il ouvrait la porte du congélateur armoire, mettait le premier plat venu au micro ondes et après la sonnerie, allait le manger sur la chaise qui jouxtait la table ronde 60*60 pour une personne qui meublait la cuisine avec toujours un livre à étudier ; il ne devait pas y avoir de lacune dans sa connaissance de l’inconscient, il ne voulait surtout pas avoir affaire à de l’imprévu.

Et puis ces derniers jours quelque chose avait commencé à déraper, des reflets étrangers de lui dans les vitrines sur le chemin du retour, un chien qui hurlait à la mort en le croisant, une femme qui tirait vivement la main d’une petite fille qu’il avait heurtée, des signes auxquels il cherchait à donner sens car ils creusaient une faille dans l’ordonnance appliquée des années qu’il avait construites en se verrouillant. Mais ça c’était jusqu’à hier soir et l’ordonnance était bien fissurée. Rien ne serait plus, s’il avait su..

Ce matin devant le miroir, le rasoir s’était arrêté pile sur la carotide, KING CRIMSON explosait du réveil-smartphone, l’homme avait laissé la main en suspend , «But I fear tomorrow I’ll be crying» pendant des heures la veille il avait étudié le mode d’emploi «comment intégrer vos propres sonneries» pour la rentrer en entier cette chanson là, une question de vie ou de mort qui s’était imposée. Il avait fouillé dans des cartons scotchés depuis 40 ans pour retrouver le disque, d’abord sans hâte, puis frénétiquement. La maîtrise de lui, il l’a perdue à ce moment là, et, les uns derrière les autres, les cadavres ont repris leur place.

Sous les vinyles, des photos, des cahiers noircis, les lambeaux des jours passés, des paillettes de fêtes mortes à jamais, qui se sont mis en mouvement, à tourbillonner, à lui vriller le cerveau, à lui taillader le cœur et l’âme. Lui, au milieu, hagard, seul, si humainement seul avec ces relents de vie qui l’assaillaient de toutes parts, qu’il avait cru museler comme certains imaginent pouvoir dresser les grands fauves .
Il avait serré les paupières, car au plafond des visages surgissaient, des paysages se coloraient, il avait vomi toutes ses envies bridées qui remontaient du plus profond de son enfance, de son adolescence, de sa vie d’homme éteint, tout ce magma informe anesthésié par des années de pratique à les contenir .

Il avait effleuré un morceau de tissu dans la caisse, le foulard d’Élodie lui avait bondi dans l’estomac, il s’était vu le sentir, l’odeur de rivière fraîche qui l’enivrait, les régals du trois fois rien à se raconter les rideaux de la chambre dont elle s’était enroulée la première fois, et avant le foulard, le couteau du grand père qui l’emmenait dans la brume cocon du matin pécher les carpes scintillantes qu’il apprenait à rendre à l’eau, le temps qui passait et les nuits emplies de musique, la recherche quasi maniaque de ce qui faisait l’humanité de chacun, les projets fous d’un ailleurs plus vivant plus vrai, les fous rires et les pleurs les amours et les ruptures, Être, simplement .

Un jour toute l’effervescence qui le tenait debout, droit, s’était envolée et brique après brique, l’homme avait monté les murs de son enfermement .

Les milliers de langages qu’il a écoutés, qui l’ont nourris en face à face immobile et muet – Lacanien lâchait-il du bout des mots-rentrés au premier entretien – ont comblé les strates de son vide. L’abîme intérieur s’est solidifié des paroles-sédiments expulsées, il est devenu page blanche, noircie des hiéroglyphes qui s’accumulaient d’heure en heure au gré de rêves tremblotants et lointains des perdus qui espéraient encore, mais pour ceux là qui osaient le grand lâcher-déballage un signe parfois surgissait du néant réaménagé et certains s’y redécouvraient avec effroi.. douleur.. bonheur ? et de s’émerveiller, comment s’être à ce point perdus !

L’homme était à mille lieues, hors champs, il s’était expatrié sur des rives mortes sans désir sans lutte avec au début une vague sensation de lâcheté qui l’avait égratigné mais qu’il avait vite balayée comme on pourrait se débarrasser d’un moustique. La traversée vers ce mirage de lui n’a été ni trop longue ni trop douloureuse.
Trop d’obstacles pour atteindre sa propre vérité, alors il avait choisi de s’absenter.
Élodie s’est volatilisée vaporisée et l’homme est apparu, devenu au fil du temps expert dans l’art d’être juste un réceptacle-boomerang.
Élodie s’est noyée dans des abysses endeuillés de n’avoir été que morte-née, l’homme a rangé dans les cartons les objets de la grande question, les robes, tubes de mascara et rouge à lèvres dont il se paraît devant le miroir, les rideaux de la chambre sont tombés poussière désespérée dans une autre temporalité. Et il s’est tué sans périr.

King Crimson a continué «Upon the instruments if death
The sunlight brightly gleams»

C’est son tour de se rejoindre de prendre un train qui change d’aiguillage d’oser enfin le pas de coté.

Il a ouvert la porte de son appartement, ne l’a pas refermée, est sorti dans la rue la mousse de rasage encore sur le visage, a pris un billet pour ailleurs et s’est installé au 37A comme imposé sur le ticket.
Des gemmes multicolores ont voltigé sur le ballast, le train s’est emballé, vitesse croissante vertigineuse, il entendit des pas ; il sait maintenant qui va apparaître, il n’a plus besoin de regarder au dehors. Elle-Il est de retour et prête pour le grand voyage.

Ces éparpillements de lui-même, c’est dans ce wagon qu’ils se recollent s’amarrent, tous ses rêves errants dans la galaxie se sont donnés rendez vous ici et qu’importe si la plupart s’égarent, une fois sur le quai certains sauront lui redonner vie quand d’autres l’accompagneront toujours, portant leurs promesses .

Cécile Gibier

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