Christian et Iseult
Christian et Iseult
L’heure avait bien sonnée mais Iseult n’aurait pas pu dire quand exactement. Il ne s’agissait pas d’un repère précis et elle n’était pas fixe comme l’est un rendez-vous régulier. Ce n’était pas un glas social comme l’est un mariage ou un départ à la retraite. L‘heure semblait à son image, déréglée et déboussolée. Elle était de celles qui retentissent à l’improviste et s’incrustent. Et non ce n’était pas la ménopause!
Un bilan s’imposa, sans demander la permission sous la forme d’un homme rasé de près, souriant, paraissant bienveillant et répondant au prénom de Christian.
Rétrospectivement, elle reconnaissait certaines échéances et dates de péremption : dix ans à faire ce job dans cette boîte, dix ans que Christian l’avait quittée. Elle avait tant construit contre le passé, qu’elle aurait dû l’oublier. Ceux qui la fréquentaient autrefois et qui connaissaient son histoire, n’avaient pas donné cher de son bonheur ni de sa peau. Pour autant, à ce moment, on pouvait la voir debout et fière.
Il arrive par un texto, alors qu’elle fait ses emplettes. Une amie lui signifie que Christian cherche à la joindre, qu’il l’a contactée à cet effet. C’est si inattendu, rien qu’à lire son prénom, elle en fait tomber sur le sol, les bombes de peinture qu’elle choisissait.
Depuis quelques temps déjà, le doute s’était insinué dans le silence, en insomnies. Entre le sel et la camomille ou devant Grey’s anatomy, dans la poursuite de l’ennui. Elle est bancale à l’intérieur.
Iseult répond à Christian par un mail discret et réfléchit demandant poliment de ses nouvelles.
Le matin suivant, elle tomba sur elle par accident et se fit mal. Plutôt que de s’ignorer courtoisement en passant son chemin, elle se reluqua, bien que ce qu’elle vit qui ne lui inspira aucun désir.
Christian écrit qu’il a changé de région. Ils habitent loin l’un de l’autre désormais, c’est rassurant.
Iseult nota chaque détail : les traits creusés et les cernes appuyés. A les regarder de plus près, on pouvait y voir les dents de la petite et ses terreurs nocturnes, l’attente aux urgences, les questions sourdes qui taraudent.
Christian se pose en ami. Elle se souvient de leur amour passé qui l’étreint encore certains soirs en secret. Elle se doit de lui écrire ce qu’elle devient et pire, de le lire or Iseult ne sait pas mentir.
La couleur ratée pour avoir voulu cacher ses cheveux blancs parsemés, secs comme la paille trahissant le trop peu de soin qu’Iseult s’accorde et qui lui serait nécessaire aujourd’hui. Même ses seins ont perdu leur combat contre la pesanteur.
Et Iseult se réjouissait au fond, que son « Cri-cri d’amour» d’hier n’en vit pas la défaite ; que quelqu’un conservât en lieu sûr, une bonne image de ce qu’elle avait été : conquérante, souriante, désirable. Cette femme-là pouvait peut-être continuer d’exister tant qu’elle figurait dans l’encyclopédie d’un autre.
Il lâche en blaguant, sa compagne et leur gamine.
Elle lit entre les lignes qu’ils n’ont plus le même sens de l’humour. Père ? A l’époque, il n’avait pas voulu de leur enfant. S’en souvient-il seulement? Assommée, elle tombe sous le poids des années, amère.
Elle n’était pas préparée à la comparaison de leurs existences. Leur emploi, leur vie matrimoniale, en passant par le nombre de demie-parts jusqu’aux mètres carrés habitables : fiscalement semblables. Et elle revoit ce sale menteur de professeur affirmer sûr de lui : « Deux droites parallèles ne se rencontrent JAMAIS ». A moins que, à moins que l’une des deux ne dévie méchamment ou bien juste d’un cil et tout devient possible, en théorie et sur le papier.
La peinture pour retaper la grosse armoire qui sera celle du petit qui habite son gros ventre, cette intendance, la vie qu’elle s’apprête à donner à nouveau, c’est son existence désormais et elle pensait l’aimer. Mieux elle est au zénith, au comble de la réussite.
Mais à cet ancien amour dont il avait fallu se relever autrefois, elle avait prêté d’autres ambitions : des missions humanitaires à l’étranger qui justifiaient qu’il n’ait jamais écrit, la quête d’une femme parfaite pour expliquer qu’il ne revienne pas. Iseult avait fini par admettre cette chute à leur histoire.
Alors qu’elle-même n’est plus tout à fait sûre de ses choix et du bonheur, elle se dit que c’est à lui de dévier et de regretter. Elle s’y applique en décrivant le portrait d’une femme idéale, gommant ses aspérités, profitant des oublis de Christian pour se recréer. Elle grignote son temps de tchat en tchat, dépasse ses bornes et tant pis si elle ne dort plus, si elle ne mange plus si elle n’aime plus.
Elle s’accroche à ses mots, puisqu’elle ne peut se pendre à ses lèvres. Ils sont vertigineux comme leur temps passé et perdu, mais elle n’a rien à lui raconter qui soit à la hauteur de l’enjeu. Elle veut lui faire envie comme jadis et surtout pas pitié.
Quand Christian lui écrit, Iseult peine d’abord à se reconnaître. Combien lui manque celle qu’il décrit, ses éclats de rire, son esprit malicieux, coloré et indépendant. Elle rouvre le chapitre de leurs nuits à parler, à déambuler en ville, nuits à censurer et au goût de l’inattendu dans l’air humide. Le cœur allégé qui semble s’envoler avec cette foi que la grâce va durer et que tout ce qui se dit entre eux est vrai et le restera…
Une autre réalité lui saute à la face : son travail sinistre dans lequel elle n’est plus personne, prisonnière comme tant d’autres au nom de crédits à payer, d’un « Pinochef » qui avait eu raison de sa fragile estime pour elle-même et anéantie ses aspirations personnelles.
Elle voudrait que Christian lui donne des réponses sur elle, la vie, les compromis, qu’il la rassure ou qu’il la sauve!
Qu’elle lise de lui que c’était obligé d’en arriver là, que tous laissent mourir leurs illusions pour vivre mieux ; négligent leurs rêves, pour être vraiment, plus libres même. C’était ce qu’il avait fait lui aussi en la quittant. Et que du fond de leur jardin secret, là où rien ne s’altère, entre rêve et littérature, du cortex au cul-turel, ils demeuraient ensemble. Elle voulait qu’il ait un exemplaire de l’histoire qu’elle s’était racontée à partir de la leur, rangé dans un rayon de sa bibliothèque. Un gros volume qu’il aimerait à feuilleter régulièrement, celui que l’on emporterait sur une île déserte.
Elle aurait même accepté que Christian lui explique avec des mots convaincants et doux qu’entre eux, ça ne pouvait pas durer, de façon à tourner la page pour de bon. Quitte à lire dans ses textes, l’outrage de mots admiratifs qui évoqueraient l’Autre. Il avait trouvé mieux, point final.
Dix ans qu’Iseult restait suspendue dans ce temps qui n’avait cessé de filer pour chacun. Depuis que Christian avait fait avorter leur amour, elle connaissait cet autre-là, solide et concret, le père de ses enfants. Et voilà qu’elle espérait des mots, que revenait un souvenir à repanser pour son cœur pleurant depuis. Plus leurs expressions écrites s’exaltaient et plus leur émoi ressuscitait.
Elle abuse des points d’interrogation. Comme autrefois, se saoule de la croyance de pouvoir tout partager, son temps et ses pensées, toutes à lui. Concéder de vivre oui mais seulement pour le lui narrer après, pour l’émouvoir ou le distraire. Elle risque les superlatifs et le point d’exclamation. Dans leur rapport virtuel, à ce moment, le mot est la chose. Alors elle ose un pronom possessif qu’elle sait déplacé.
Il ne répond pas tout de suite. Elle prend peur, redoutant sa page blanche. Mais il écrit à nouveau sans mettre les points sur les « i »
Cette fois, ce sera différent. La nouvelle Iseult garde le contrôle pour rédiger une fin heureuse. Son personnage n’a pas d’attentes démesurées, il supporte très bien de le savoir avec l’Autre garce, qu’il a choisie pour enfanter mais avec laquelle il est insatisfait.
Christian le lui a posté tout à l’heure, honteux comme on avoue une erreur grossière.
Iseult établit des listes de ce qu’elle n’est pas, pas encore, de ce qu’elle n’a jamais été et qu’elle ne sera jamais, dans le désordre : écrivain, contorsionniste, diplomate. Des rêves d’enfants, lui reviennent. C’est avec eux qu’elle mesure la distance qui la sépare de sa réussite ainsi que le chemin parcouru et l’étendue des dégâts. Elle retrouve un vieux carnet de ses poèmes.
Entre elle et Christian perdurent les points de suspension et les sous-entendus bien entendus.
Alors, Iseult se prend à rêver qu’elle peut par ses récits, l’attendrir, le faire rire, par sa présence permanente, en ligne de jour comme de nuit, le trait d’esprit, le mot bien choisit, le garder épris autant qu’elle l’est de lui. Il sera conquis par ses écrits, s’y reconnaîtra jusqu’à se sentir compris. Ainsi, elle gardera son unique lecteur captif, comme on l’est d’un roman et dépendant comme on l’est d’une femme que l’on aime follement.
Brutalement, Christian disparaît dans le cyber espace…
C’est un choc pour Iseult qui le souhaitait par moments, autant qu’elle le redoutait. Cette fois encore les choses ont gagnées et elle ne saurait dire si c’est une bonne nouvelle. La réalité de Christian même fade a dépassé leur fiction. Le vide qu’il laisse lui fait mal, le reste n’est que littérature. Mais là, c’est trop tard, il a réveillé en elle l’urgence à exister. Une force organique naît qui refuse d’étouffer. L’espoir de parvenir à partager son cri, quand l’encre et ses larmes auront fini de couler sur le papier et racontées son Cri-cri passé. Il y a matière à risquer, des illusions à perdre au lieu de regrets.
« Christian, qu’est-ce que tu fais chéri ?
– Rien, rien. Je viens tout de suite Stéphanie. »
Christian interrompt sa lecture, murmure pour lui « fini de rêver » et range le livre qu’Iseult lui a dédicacé bien au fond de l’étagère entre son manuel complet de bricolage et « je sais cuisiner ».
Clarime de Brou