La descente de Bodu
Il y a bien longtemps, ma tante chantait à la messe et y jouait de l’harmonium. Elle fut dépossédée de cette situation prestigieuse par les dames Chalumeau, et pendant des années couva avec force et douceur une haine des bigotes dont je raconterai les heurts et les flambées.
Ma tante, « la Féroce » avait gagné à cette passionnante besogne de multiples rhumatismes, mais aussi de fines oreilles et une voix de sorcière soumise aux pires tourments.
Dès 6h, on l’entendait vociférer : « ça y est, IL descend, IL arrive ! »
IL, c’était Bodu, né en Europe Centrale, qui habitait les parties hautes du village. Je ne sais trop quelle migration obscure l’avait amené à Courson. On le disait athée, ma tante surtout. Pourtant il exerçait dans l’Église toutes les besognes dangereuses et difficiles, et surtout, était fossoyeur.
Il buvait, disait-on, avec une conviction appuyée sur une vigile observation. Le métier n’est pas tendre et se soutient d’un peu d’adjuvant, voyez les fossoyeurs d’Hamlet.
Après quelques litres il descendait la colline vers chez nous après une longue halte chez Chocat, l’unique bistrot.
Il était porteur d’une longue échelle de bois dont l’extrémité heurtait souvent les fenêtres. Il l’appuyait au mur d’une certaine maison puis gravissait l’engin d’un pas mal assuré. Là, d’une voix forte, grossie de ses libations, il tenait les mêmes propos :
« Ah te m’as déhérité la vieille ! Et bin je te passerai les troussiers, et bin sûr que j’trembellerai pas ! »
(les troussières sont les deux cordes qu’utilise le fossoyeur pour descendre le cercueil dans le trou où il doit longtemps résider)
Affaire faîte, Bodu rentrait chez lui jouir d’un sommeil bien proche de celui qu’il avait mit au lit éternel.
Ma tante se plongeait dans des prières salvatrices, à moins que ne vienne la torturer les histoires de cette Bernadette de Lourdes, fille de paysans qui prétendait converser avec la Sainte Vierge et faire des miracles sur son injonction. Elle y voyait quelque ruse du diable, quelque résurgence hérétique, et traitait de naïves et d’idiotes les foules qui se ruaient vers ce qu’elle voyait tout juste voué au fagot.
01 juin 2015 – Fragments – Jean Jacques L.