Double succès
En ce temps là, 1965, la connaissance de l’hydrologie du massif d’Arcy reposait sur deux postulats :
A) La perte des Goulettes résurge à la grotte Barbe Bleue, parcourant un peu plus d’un kilomètre en une heure, ce qui pour une rivière souterraine de plaine est une remarquable vitesse, donnant à penser que les siphons – toujours ralentisseurs – n’y sont pas abondants.
B) Les ruisseaux, ou le ruisseau de la grotte des Fées inférieure revoient le jour à la source du Moulinot, fort proche de la route nationale.
Le premier de ces postulats était (comme tout postulat) sans appel, sans réfutation imaginable. L’abbé Parat (le grand précurseur) y avait précipité de la fluorescéine, un étrange colorant presque invisible en lumière artificielle, mais qui décompose la lumière du jour en un vert éclatant. Cette coloration fut sans appel, et il ne convenait pas de discuter ce postulat pas plus qu’un mathématicien n’aurait osé s’attaquer aux postulats de Thalès ou d’Euclide.
Restait le B. Tout semblait le confirmer. La proximité, le débit, la température de l’eau. Pourtant la démonstration n’en était pas faîte.
Nous la tentâmes. Pourtant le ruisseau des Fées inférieur n’était qu’un faible ruisseau. Il risquait de s’égarer, de prendre des chemins complexes, de passer sous terre de longues heures, voire des jours . Il fallait craindre une longue attente, des nuits d’insomnie. Ce siphon se trouvait à l’extrémité d’une longue et monotone galerie, dite « galerie du canal ». Toutes les tentatives s’étaient, à ma connaissance, arrêtées là. Personne n’avait essayé de franchir ce siphon, bas et rébarbatif ; une espèce de marge d’argile délayant et compliquant le ruisseau des Fées.
Il me vint l’ idée de construire dans la galerie du canal, un solide barrage. L’eau s’y accumulerait et brusquement lâchée rendrait puissant le mince ruisseau et pousserait vigoureusement le colorant.
Une lourde planche fut acheminée avec les difficultés que l’on imagine. Avec la pelle et du courage un parapet d’argile fut édifié. Nous attendîmes le remplissage, cela fut long, le ruisseau des fées n’est pas puissant. Le cul dans l’eau nous regardions le siphon aval lentement perdre son eau. Soudain, sa voûte exhala un bruit hideux de succion. Privé d’eau, le siphon aval se désamorçait. Il n’était donc ni long ni profond, et aussitôt s’imposa l’idée de tenter de le franchir. Première victoire, premier espoir. Nous quittâmes la grotte. La résurgence du Moulinot demeura inflexiblement vierge de toute couleur. D’où venait donc l’eau du Moulinot ?
À tout hasard et contre toute évidence, nous avions sacrifié un homme à la résurgence de Barbe Bleue. Vers les 16h retentirent ses cris lointains. C’était impossible ! Incohérent ! Le fruit du délire d’une longue solitude…Nous nous y rendîmes, ce qui n’est pas facile, il faut marcher dans la rivière ou emprunter ses rives abruptes. Le guetteur hurlait en proie à une sorte de démence. Stupeur, exaltation, délire… La fluorescéine sortait éclatante de vert, par la grotte Barbe Bleue. Elle avait franchi le trapèze du massif par sa plus grande épaisseur.
C’était la deuxième victoire. De prodigieuses perspectives s’ouvraient.
16 mars 2015 – Fragments – Jean Jacques L.