De la noix au pissenlit
Dans nos mémoires d’enfance, nous gardons, mes frères et moi, le souvenir de notre participation active aux tâches familiales, à notre mesure, bien sûr ! Outre leur commerce, mes parents et grands-parents étaient jardiniers, petits agriculteurs et même vignerons ; ils possédaient quelques terres dispersées autour du village et il n’était pas rare de voir des pêchers dans les vignes, même un cerisier par-ci, par là, des pommiers au milieu des champs ou un noyer en bordure d’un chemin de terre. En période de récolte, nous étions souvent partants, pour les dégustations surtout ! Octobre venu, parfois fin septembre, nous allions à Ponceau pour ramasser les noix ; pourquoi si loin de Fleury ? (aujourd’hui, les distances paraissent très réduites ) Nous avions un lopin de terre sans doute hérité de ma grand-mère née aux Varennes ; elle affectionnait ce petit coin plein de richesses ; comme elle avait raison ! Avant les noix, l’été, nous faisions provision de poires dites « poires d’Angleterre » En confiture, c’était un régal ! Qu’est donc devenu le vieux poirier généreux ?
La journée des noix était mi-fête, mi-corvée. Mon père attelait Bichette à la charrette , chargeait paniers, sacs de jute, gaules, vieux vêtements de pluie en cas de besoin ; habillés « en tous les jours » chaussés de vieilles galoches, nous partions à pied, à vélo ou calés dans la charrette ; ce n’était pas comme pour la fête de Ste Anne au mois de juillet où nous allions nous régaler avec les tartes aux prunes de tante Mélie ; ce jour-là, c’était souliers vernis ou sandales de toile blanche et tenue légère ; ne rêvons pas !
Bichette connaissait son chemin, une route étroite, caillouteuse, traversant une plaine fertile, et qui rejoint Ponceau et Charbuy ; le paysage nous était familier ; souvent quadrillées de haies, des terres brunes, labourées et fumantes, des champs de betteraves , de pommes de terre attendant l’arrachage, des maïs secs ou noircis par l’humidité : la polyculture de l’époque. Le convoi passait devant la maison de tante Mélie, arrivait près de l’étang de « La Chaîneau »et grimpait jusqu’à « La Montagne Cadoue » , un chemin de terre à droite et nous arrivions sur notre lieu de travail ; ça sentait bon l’automne et les grands arbres prenaient déjà des couleurs éclatantes de lumière.
Le voilà, ce vieux noyer, énorme, feuillu, tendant ses bras noueux chargés de coques encore vertes à peine éclatées ; sous nos pas, craquent les noix prêtes à être ramassées ; les châtaigniers menacent nos pieds de leurs bogues hérissées de piquants ; dire qu’il va falloir ramasser tout ça ! Et plus une seule poire en consolation ; pourtant on sent leur parfum en remuant les feuilles qui s’amassent par terre.
Au travail ! … Les paniers se remplissent, se vident dans les sacs ; mon père secoue les branches du noyer avec une longue gaule ; on reçoit quelques projectiles ; les noix s’accumulent au sol ; la récolte s’annonce excellente ; nos mains fouillent jusqu’à trouver les dernières noix ; elles se teintent d’une couleur tenace allant du marron foncé au presque noir ; nous savons, par expérience que c’est du brou de noix, du vrai, naturel, tenace, bon pour teinter nos vieux meubles décapés. De temps en temps, nous serrons fort deux noix l’une contre l’autre pour casser les coquilles et croquer les amandes encore fraîches ; la consigne est de ne pas laisser une seule noix par terre, même pour les chasseurs qui passent dans le coin ou les promeneurs en maraude.
Après les noix, nous goûtons aux délices de la châtaigne ! Les doigts ne se méfient pas des piquants et quelquefois un coup de galoche sur les bogues permet de récupérer les châtaignes luisantes gardées à l’abri des écureuils ; la perspective des châtaignes grillées ou cuites à l’eau qu’on emmène à l’école nous encourage et nous sommes fiers de notre récolte.
De retour à la maison, nous vidons les sacs dans de grands cageots plats pour faire sécher les noix en pensant à les remuer de temps en temps.
Plus tard, en hiver, arrive le temps de casser les noix, nouvelle besogne pour les enfants : le jeudi, après l’école, ou même le dimanche, installés dans la cuisine, autour d’un plot épais, monté sur trois pattes, (fabrication maison), avec des marteaux, nous cassons les coquilles ; sur le plot, quatre petits creux pour caler la noix et l’on frappe ! Joli casse-tête pour ceux qui sont autour et cogne-doigt pour nous ! Nous repoussons la noix cassée dans un trou rond aménagé au milieu du plot sous lequel un panier recueille coquilles et cerneaux mélangés.
Vient alors l’époque des veillées ; nous n’avons ni radio, ni télé , que le cinéma parlant de l’école pendant les mois d’hiver, de la lecture, quelques jeux de société et des jeux d’intérieur sortis de notre imagination plutôt créative. Un soir, nous invitons des voisins et amis à venir « mander ». Mon père installe les rallonges de la table de cuisine et déverse dessus le contenu des sacs de noix, cassées ; nous sommes une quinzaine autour de la table et tout en papotant nous séparons les cerneaux de leurs coquilles ; le parcours de la noix est près de s’achever ; on jette les coquilles sèches dans la cuisinière ; elles brûlent et crépitent de plaisir ; les cerneaux rassemblés partiront à l’huilerie dans les prochaines semaines.
Le travail terminé, on sort les verres et les bouteilles de cidre ; Ma mère a préparé dans la journée de grands saladiers de beignets légers et croustillants ; chacun y va de sa petite histoire locale ; Madame Chopin qui fut mon institutrice de C.P. et notre invitée ce jour-là, a bien du mal à retenir son « mari Henri » quand il se lance dans la « Grande Histoire » ; nous, les gamins l’attendons avec la « Victoire de Watterloo » et ne pouvons nous empêcher de déclencher les rires de l’assemblée ; les Bardeau parlent des récoltes de l’année et les dames échangent des recettes de cuisine ou leur façon de faire du sirop de cassis ; on commente aussi avec humour les événements du village ; tardivement, on se quitte après avoir retenu un rendez-vous chez les uns ou les autres pour « mander ».
En janvier, autre rendez-vous, cette fois avec l’huilier de Champloiseau, hameau de Guerchy, proche de chez nous ; la charrette est chargée de pots de terre cuite, de bonbonnes, ces bouteilles en verre, bien renflées, avec deux anses et entourées de paille et d’osier tressé pour les protéger des chocs, sans oublier les sacs de cerneaux ! Dans certaines régions ces bonbonnes portent le nom de « dames-jeannes » paraît-il.
Chez l’huilier se répand une odeur de pains de noix appelés aussi tourteaux ; une énorme roue de pierre pesant bien une tonne sert à écraser les cerneaux ; le broyage est suivi de la chauffe au bois ; la chauffe, dit-on, « sert à augmenter le temps de conservation de l’huile et de ses qualités nutritives ». De grosses poulies de bois et des courroies de cuir enchevêtrées les unes dans les autres se croisent pour entraîner les machines entre elles ; une presse actionnée par des hommes écrase la pâte cuite (qu’on appelle chez nous la « miaulée ») afin d’en recueillir une huile de première qualité. L’embouteillage est l’opération finale. Nous récupérons quelques résidus à « savourer » en tartines sur des larges tranches de pain ! Ces restes, mélangés à des betteraves coupées sont une excellente nourriture pour les vaches en hiver.
Arriva le temps où l’huilier de Champloiseau cessa son activité ; il a fallu se rendre au moulin Darnus à Auxerre pour la fabrication de notre huile de noix pendant quelques années.
L’huile de noix était notre huile de table ; quelle saveur prenait alors les salades de pissenlits coupés dans les terres labourées et la doucette dans les vignes, ces salades de printemps qualifiées de dépuratives et nécessaires à notre organisme, comme disait ma grand-mère.
Aujourd’hui on ne voit plus guère de noyers à Fleury ; certains sont morts sur pied, d’autres ont disparu avec l’arrivée du remembrement qui a détruit nos paysages d’antan et à la construction de l’autoroute si proche de notre village ! Finie la fabrication de l’huile de noix à l’ancienne ! Pourtant, reste un bel espoir pour ce « petit-fils de Bardeau », facteur en retraite, qui a osé planter une noiseraie sur la terre de ses ancêtres, ceux qui venaient « mander » chez nous.
02 mars 2015 – Fragments – Marité G.