Le « Charlton Star »
Le Charlton Star
le tocsin de Diên Biên Phu ne cessait de retentir. Toute l’Armée française s’était laissée piéger dans un cul de basse fosse entouré de hautes collines où de multiples canons lourds avaient été hissés à bras d’hommes. Pressentant le désastre le colonel Piroth s’était suicidé. Il était chef de l’artillerie et comprenait le piège.
L’armée française fit mieux que résister, mais écrasée par le déluge des obus lourds, hissa le drapeau blanc. Onze mille sept cent prisonniers prirent le chemin des camps. Bien peu en revinrent.
Le coup de tonnerre retentit dans tout le pays.
Depuis 1847 la France avait fait de l’Algérie le fleuron de son empire colonial. Les plaines étaient riches et furent vite ravies à une population clairsemée. Pendant cent ans on fit « suer le burnous », comme on disait alors. En 1945 où resplendissait la liberté de l’Europe, un soulèvement eut lieu qui fut écrasé d’une manière atroce.
Lentement, silencieusement, la haine et la pression montaient dans les villes comme dans les champs. Pauvrement armée, l’insurrection éclata à la Toussaint 1954. L’affaire ne sembla pas grave, quelques gendarmes en viendraient à bout. Mais tout un peuple, toute une jeunesse se soulevait et se portait vers les montagnes. Où l’affaire était autrement sérieuse, l’ennemi habile parfaitement maître du terrain et d’une résistance nourrie de cent ans d’humiliation, de brimades et de spoliations.
Le mot « guerre » fut banni, il ne s’agissait que d’une simple opération de maintien de l’ordre aux bons soins des gendarmes.
Pourtant la chose s’étendait, prenait de la force, de jours en jours s’aggravait. Un gouvernement submergé décida d’envoyer le contingent : toute l’armée. Il fallait aller vite, très vite. Le temps n’était pas où avant la bataille on prend le soin de former les soldats. On les formerait sur place, comme les soldats de l’An II. C’était impératif, fulgurant. Les classes partaient en hâte, revêtues de leurs habits civils, armées de leurs pauvres valises.
Des camps d’entraînement rapides s’organisaient partout dans les zones un peu calmes. Pas d’uniformes, pas d’armes, fort peu d’encadrement.
En septembre 1957, j’eus à rejoindre Marseille, où, après trois jours d’abrutissement je pris place sur le Charlton Star, bateau anglais (car le transport était si urgent que la marine française ne pouvait plus suffire : Officiers anglais, personnel anglais, indonésien ou hindou.)
- Do you want a cup of tea, Sir ?
- Tu te rends compte Germain, ils vont nous donner du whisky ! Réfléchis un peu, c’est un bateau anglais:alors whisky à volonté !
Tu parles, c’était de l’eau chaude vaguement colorée. La guerre commençait mal. Déjà qu’il avait fallu monter à bord entre deux rangs de CRS qui caressaient amoureusement leurs matraques…
Je n’avais jamais vu la mer. C’était une mer de rêve, calme, tranquille, avec parfois une petite vague blanche. Des dauphins accompagnaient le bateau, des chaises longues s’offraient à nos futurs efforts.
Mais enfin il n’y avait pas de pinard. Des soldats français sans pinard ! On nous l’avait répété si souvent que c’était devenu un dogme irréfutable, un postulat : en 40, si nous en avions eu assez, les divisions de Guderian et de Rommel auraient été balayées !
« Ein litter ! » les soldats allemands n’avaient que ce mot à la bouche pendant l’hiver 41/42.
Le soldat ne peut avancer, se battre, vaincre, sans pinard.
Il paraît que ceux d’en face n’en buvaient pas, question de religion, mais nous avions bien du mal à le croire.
Enfin ce fut Alger et les délices de son D.I.M. D’Alger dont j’ai déjà parlé, puis Blida où nous restâmes une dizaine de jours, toujours en civil, toujours armés de nos valises. Là, outre la marche au pas cadencé, nous apprîmes les chansons viriles et obscènes du bon futur soldat. Je n’évoquerai pas les aventures sexuelles de la Petite Huguette, mes oreilles en rebattent encore.
Enfin ce fut le départ pour les montagnes du sud d’Alger. En arrivant dans ces montagnes, notre train fut mitraillé. Nos seules armes restaient nos valises. Fort heureusement l’aviation nous dégagea , car nous avions quelques avions, sans doute issus des surplus américains.
Ce fut alors le camp de Boghar, où toujours en civil, on nous remis des fusils américains de la dernière guerre. Démonter et remonter un fusil Garant semi automatique les yeux bandés et en pleine « pâte à merde » comme l’écrit Céline, et vous serez un homme.
Pour moi la plaisanterie dura trois ans. En fait elle dura huit ans.
22 000 morts dans nos rangs, 300 000 chez l’adversaire.
Et on voudrait que ces gens nous aiment…
30 janvier 2015 – Fragments – Jean Jaques L.